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Les Grandes Occasions, Alexandra Matine, Les Avrils

 

 

 

Les Grandes Occasions

Alexandra Matine

Les Avrils

256 pages

06/01/2021

19 €

Premier roman

« Une famille, c'est comme un jardin, si on n'y fout pas les pieds ça se met à pousser à tire-larigot, ça meurt d'abandon. »

Serge Joncour, Repose-toi sur moi

« Longtemps, Esther avait rêvé de revoir sa famille réunie. Devant elle, à présent sans qu'elle puisse le voir, prend forme le tableau rêvé ; la tapisserie secrète devant laquelle elle avait agenouillé sa vie, et dont, du matin au soir, année après année, elle avait tissé les fils de soie colorés. Sa famille était son œuvre inachevable. »

 

Le premier roman d’Alexandra Matine, Les Grandes Occasions, aurait dû voir le jour au printemps dernier au sein de la toute jeune maison d’édition Les Avrils du groupe Delcourt. Pour les raisons que l’on sait, il n'a pu trouver le chemin des librairies et des lecteurs qu’en ce début d’année.

 

Je n'emprunterai pas de détours. Pour ne rien vous cacher, ma lecture a commencé sous le signe de l’agacement. En cause la phrase inaugurale « Aujourd'hui, Esther va mourir. Ou demain. Ou dans quelques jours. On ne sait pas », resucée à 80 ans d’intervalle de celle de L’Étranger d’Albert Camus, « Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » qui place d’emblée ce roman à l’ombre d’un autre, lui improvise une filiation lourde à porter et, partant, susceptible de jouer contre lui. Et ça ne s'arrête pas là car, comme dans le roman de Camus, le soleil est de plomb et la chaleur, accablante sur la terrasse de l’appartement parisien d’Esther et Reza qui attendent leurs enfants et petits-enfants pour un déjeuner dominical. Honnêtement, pendant les premières dizaines de pages, je me suis demandé dans quoi j’étais en train de mettre les yeux. Bref, je ne m’en cache pas, tout cela plaçait ma lecture sous de fâcheux auspices, mais je suis très curieuse et n'abandonne pas facilement un roman. Qui sait, peut-être allais-je dépasser ma première impression ?

 

Les Grandes Occasions raconte la vie d’Esther et le délitement de sa famille, le temps d’un dimanche.

 

« Le dimanche, tu ne trouves pas, certaines choses vous reviennent davantage. […] Le dimanche, on pense à la vie. » - Dominique Barbéris, Un dimanche à Ville-d’Avray

 

Esther pense à la vie, à la sienne, à celle de ses enfants. Occupée à la préparation du repas qui, elle l’espère, va enfin réunir toute la famille autour de la table qu’elle a dressée avec soin, elle se souvient. De retours vers le passé en évocations de sa vie actuelle, nous pénétrons dans l’intimité de cette femme de 70 ans, dans ce qu'elle ressent et du regard qu'elle pose sur elle-même et les siens. C’est le récit introspectif d’une femme qui fait le point et prend conscience qu’elle s’est oubliée, toute dévouée qu'elle était à ses 4 enfants et à son mari. Où est donc passée la guillerette infirmière qui arpentait, légère, les rues parisiennes ? Oh ! il y a bien eu ce frémissement prénommé Lawrence, aux alentours de la soixantaine, dans la maison du Midi. Juste quelques jours pour s'assurer d’être encore en vie. 

 

Tout au long de ces minutes qui s’additionnent et font les heures la séparant de l’arrivée des convives, j’ai senti le poids d’une existence où il ne s’est rien passé ou si peu, où le désir de vivre s’est desséché, comme se dessèchent les fleurs disposées sur la table offerte à un soleil sans pitié. Je me suis trouvée embarquée dans la tête migraineuse d’Esther, à passer, comme un lion en cage, de l’ombre noire et étouffante du salon à la lumière jaune et aveuglante de la terrasse, à explorer ses sensations, ses impressions du moment et celles du passé, refaire les rares rencontres qui ont jalonné son existence si peu tournée vers l’extérieur.

Autant dire que la trame de cette histoire ne tient qu’à un fil ténu, comme cette famille en fait. 

Tout au long de ce roman, bien que plus fréquemment dans sa première partie, on retrouve l’évocation métaphorique d’Esther occupée à patiemment confectionner une tapisserie dont le tissage imparfait des fils de soie peine à retenir dans sa trame les membres de la famille.

 

« À cet endroit de la tapisserie, les nœuds d'Esther sont distendus. Un peu lâches. Ils tiennent sans qu'on sache comment. Ils sont là. Ils complètent le dessin. Ils font leur devoir, encore un peu. Pour que tous les autres résistent. »

 

La récurrence de cette métaphore un peu trop appuyée - ce qui m’a gênée - dit pourtant assez bien l’obsession d’Esther à maintenir coûte que coûte les liens familiaux. Et le lecteur de sentir la claustration 

 

« Les uns forcés contre les autres. Comprimés dans la cage »

 

et de comprendre pourquoi, dès ils en ont eu l’occasion, les enfants ont ouvert la cage familiale et s’en sont enfuis, n’y revenant que rarement et à regret.

 

Quatre. Ils sont quatre enfants nés de l’union d’Esther et de Reza, jeune homme venu d’Iran pour finir ses études de médecine et exercer en France.

Deux garçons : Alexandre, enfant préféré parce que premier fils de ce père  exigeant et odieux, cet « astre qui brûle, abîme, réduit. [Cette] lumière qui poursuit, implacable au milieu du désert », ce père qui ne cessait d’exhiber son garçon, tel un singe savant, devant les invités. Et Bruno, enfant chétif, qu’un jour Reza a jeté dehors d’un laconique « Va-t-en », sans que la mère ne s’interpose. 

Deux filles : Caroline, l’aînée aujourd’hui médecin comme son père qui n’a vu en elle qu’un « brouillon » pour patienter jusqu’à la naissance du premier fils, et Vanessa, la petite dernière partie, à peine le bac en poche, faire sa vie aux antipodes, en Australie, au plus loin donc de sa famille.

 

« Il lui avait fallu trois enfants, trois départs, et la menace d'un quatrième pour comprendre ce que c'était qu'être mère. Le destin d'une mère, c'est de laisser partir ses enfants. De son ventre, de sa maison, de ses bras. Les douleurs de l'enfantement ne sont rien comparées à la douleur éternelle de la séparation. Mettre au monde ce n'est pas accoucher, c'est se laisser abandonner. »

 

C’est aussi, pour Esther, malgré les années passées, l’impossibilité d’avoir su recentrer sa vie sur le couple étrange qu’elle forme avec Reza dont le passé en Iran auprès de son père éclaire un peu sa détestable personnalité actuelle. Alors, accablée par la touffeur estivale et son passé qui revient par bouffées, Esther les attend tous aujourd’hui pour ce repas dont elle se fait une fête et cette attente est prétexte à revenir sur les colères qui couvent et les silences qui rongent la famille, où chacun est tout à la fois le chasseur et la proie :

 

« C’est ça qui ronge la famille. Cet évitement. Cet évitement pour garder les non-dits non dits. Il vaut mieux ne pas rester trop longtemps ensemble, sinon ça va sortir. C’est inévitable. Alors on s’évite. Ils vivent les yeux baissés. Jamais de vrais regards échangés entre les frères et les sœurs. Non plus avec la mère et le père. Regards en coin. Regards d’animaux. D’animaux qui se tournent autour. La trêve autour du point d’eau le soir. La trêve autour de la maison l’été. Ça peut se passer en un regard. Ils ont peur. C’est une peur de leur sang. Une peur des événements formidables qui suivent les confidences et les espoirs. »

 

C’est terrible et l’on soupçonne bien vite que ce repas puisse être l’occasion d’un ultime évitement. 

De qui viendra-t-il ? 

La première désertion à s'annoncer est celle de Vanessa, opportunément tombée sur une ancienne copine de lycée. Viendront celle d’Alexandre, puis celle de Bruno. Les prétextes, mensonges aussi éhontés qu’inconsistants, ne trompent personne. Seule Caroline franchira le seuil de l’appartement parental avant qu’une dernière désertion, elle bien involontaire, ne fasse de ce repas avorté un définitif fiasco.

 

Rancœurs sourdes, non-dits latents, actes manqués, conflits larvés et, finalement, ennui insondable parsèment ce récit sombre et désespéré où résonne le néant.

 

« Dans la famille, il n'y a pas d'affection. On ne sait pas se toucher. Le corps est absent. Aussi absent que les espoirs. La même peur de décevoir. La même peur du rejet, de l'énervement formidable si on s'approche trop. Chacun doit rester en soi. Se maîtriser. Ne pas donner aux autres la responsabilité de s'aimer. »

 

L’écriture d’Alexandra Matine, qui nous étouffe sous les répétitions, traduit à merveille l’atmosphère délétère et pesante de ce roman sans issue.

 

« Ils arrivent à la mairie les premiers. Ils arrivent toujours les premiers. Carole n’aime pas être en retard. C’est une marque de respect d’être en avance. D’être là, prêts pour quand ça démarrera. Ils attendent. Elle a beau vouloir être juste à l’heure, elle est toujours en avance. Rien à faire. Ce qui fait qu’elle attend. Elle sait qu’elle est en avance et pourtant elle en veut aux autres de la faire attendre. C’est comme si les autres étaient en retard. »

 

Ou encore

 

« Il y a sur la terrasse Reza et le parasol. Le parasol pesant, sous le soleil pesant, et les gestes alourdis de Reza. Le soleil lourd sur son crâne et le parasol comme une lance trop lourde sur son épaule gauche, qui l’entraîne un peu vers l’arrière. […] Le pied encore plus lourd que le parasol. […] »

 

Cette prose juste, qui martèle et oppresse (toutes les phrases de la page 189, par exemple, commencent par « Elle » ) et sous laquelle j’ai suffoqué, a fait que je n’avais qu’une hâte : m’échapper de ce roman à la violence contenue. Même si j’ai été sensible au vertige du vide que ressent Esther, femme effacée et soumise qui n’a pas su apprivoiser la liberté que le départ des enfants lui avait offerte, j’ai peiné à m’attacher aux personnages, peut-être parce qu’« On ne parle que de choses. On ne parle jamais d’[eux] ». Si les raisons qui ont éloigné les enfants du foyer sont évidentes, j’ai eu plus de mal à saisir ce qui tenait ces quatre-là éloignés les uns des autres. De même, j’ai peiné à comprendre cette mère dont la subordination à son mari tyrannique flirte avec l’insensibilité pour ses enfants. D’une certaine manière, ne pouvant m’attacher à aucun des personnages, je suis restée à distance de ce récit qui se résigne dans l’indifférence générale et qui s’achemine, sans surprise, vers la fin de cette journée particulière.

 

Il me reste à souligner le très beau travail éditorial de cette nouvelle maison d'édition à la charte graphique pimpante et au confort de lecture rare. Même si aujourd’hui le rendez-vous est - en partie - manqué, j’espère que d’autres romans à venir me permettront de partager leurs enthousiasmes littéraires, une bien appétissante devise.


꧁ Photo en arrière-plan - ©Nicolas Schebitz ꧂


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