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Les après-midi d'hiver, Anna Zerbib, Gallimard

 

 

 

Les après-midi d'hiver

Anna Zerbib

Gallimard

176 pages

12/03/2020

16,50 €

Premier roman

 

There's a certain Slant of light,

Winter Afternoons –

That oppresses, like the Heft

Of Cathedral Tunes –

 

Heavenly Hurt, it gives us –

We can find no scar,

But internal difference –

Where the Meanings, are –

 

None may teach it – Any –

'Tis the seal Despair –

An imperial affliction

Sent us of the Air –

 

When it comes, the Landscape listens –

Shadows – hold their breath –

When it goes, 'tis like the Distance

On the look of Death –

Certaine clarté Oblique

L’Après-Midi d’Hiver –

Oppresse comme la Houle

Des Hymnes Liturgiques – 

 

Céleste Blessure, elle ne laisse

Aucune cicatrice

Mais une intime différence

Là où résident les Sens – 

 

Nul ne peut l’enseigner – Non –

C’est le Sceau du Désespoir – 

Une impériale affliction

Que des Airs on nous envoie –

 

Elle vient, le Paysage écoute – 

Les Ombres – retiennent leur souffle –

Elle s’en va, on dirait la Distance

Sur la face de la Mort


Emily Dickinson (258), traduction de Claire Malroux, éd. José Corti, 1998 

« L’année dernière j’ai fait quelque chose pour franchir l’hiver. Je n’ai pas eu d’idées, pas eu d’autre choix. C’est tout ce qui m’est venu pour creuser un tunnel. Je suis tombée amoureuse de Noah. [...] Je voudrais parler du tunnel, ce n’est pas ce que l’on croit. [...] Résister au désir de rentrer au pays se réfugier sous la cendre. Ne pas laisser l’absence prendre toute la place, ne pas s’effacer dans la pâleur du manque. C’est au sujet de s’engouffrer là où on pense que ça ne passera pas.

Je suis passée. »

 

Le 1er roman d’Anna Zerbib, Les après-midi d’hiver, est paru en mars dernier, moins d’une semaine avant le début du confinement. La narratrice lisant la poésie d'Emily Dickinson, je risque que le titre du roman soit peut-être inspiré du poème 258 qui m’est revenu à l’esprit et que j’ai décidé, bien qu'un peu longuet, de placer en exergue, avec la traduction de Claire Malroux en miroir.

 

Dans Les après-midi d’hiver, il est question du pouvoir de l’écriture. D’aimer et d’écrire. Les deux, indissociables, initient le mouvement oscillatoire du récit :

 

« Moi, c’est le temps de l’amour qui m’a donné le temps d’écrire, tout est arrivé ensemble. Sans l’histoire d’amour il n’y aurait pas eu de texte. J’aurais eu un hiver blanc. Sans ce texte, il n’y aurait pas eu d’amour. […] L’écriture ne console pas, ne rattrape rien, elle ne s’occupe que de ce qui est perdu d’avance. »

 

On sait que l’on entre dans un roman en noir et blanc, où la blancheur de l’hiver fait pendant à la noirceur de la cendre du deuil et de l’encre de l’écriture. Oscillatoire, encore.

 

Oscillatoires aussi, cet amour donné à Samuel venu habiter avec elle qui vit à Montréal depuis deux ans, et cet amour autre, l’amour tu, celui qui se donne à un autre que Samuel, à Noah, plus âgé, artiste aux fêlures si semblables aux siennes (elle a perdu sa mère ; lui, son père). L’amour des après-midi d’hiver, le clandestin, qu’elle-même ne s’explique pas

 

« Cet amour né au croisement de deux saisons a d’emblée porté en lui quelque chose de lointain. […] C’était l’hiver après celui de la mort de ma mère, c’est-à-dire mon deuxième hiver à Montréal. J’ai rencontré Noah et j’ai eu ce secret. Tout s’est produit pour moi hors du temps réglementaire de la perte de sens. […] Les événements se sont déroulés dans cet ordre, de cela je suis sûre. Pour le secret, je ne suis pas certaine, il était peut-être là avant, un secret sans personne dedans. »

 

Dès la première phrase, nous savons que nous pénétrons un monde où tout est déjà fini. La narratrice, jamais nommée, est revenue en France, la canicule du sud a chassé la neige québécoise. 

 

« J’écris depuis l’endroit où ça n’est pas arrivé […] C’est arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, à l’étranger, ailleurs. Je ne voudrais pas en faire toute une histoire, je voudrais raconter la trace violette laissée par ce que j’ai attendu et qui ne s’est pas produit. » 

 

Dès le début de la lecture, l’œil repère à l’instinct les mots primordiaux, ceux qui habitent cette histoire : amour, écriture, (entre-)deux, trace, autre... que l’on trouve parfois rassemblés dans un très court passage :

 

« L’amour physique est immédiatement écriture : gravure. On peut toujours écrire, après, un autre texte que celui qui s’inscrit dans la chair, mais cela ne sera jamais que le deuxième ».

 

Il en est d'autres : pâleur, manque, tunnel, traverser, décalage, passer, passage... 

 

« J’adore dormir dans ce lieu de passage, dans ce divan. La pièce n’est pas close, il y a des portes, des fenêtres, des courants d’air. Ce n’est pas une vraie chambre et c’est ce que j’aime. »

 

Ils parsèment les pages et leurs répétitions, peut-être pour éviter d’avoir à souffrir de ne pas assez les dire, imprègnent le texte du brouillard envoûtant et presque irréel qu’affectionne tant la narratrice, et qui émane de la prose d'Anna Zerbib, cette « brume [qui] aide. Grâce à elle […], il n’y a pas assez d’étés pour le nombre d’automnes. » 

 

L’amour s’est invité à l’improviste, compagnon de traversée de ce tunnel hivernal du deuil, il est passé et a fondu comme elle ressortait, neuve, dans la lumière printanière.

 

« Je suis entrée dans cet amour comme si j'en avais été longtemps sur le bord. Je n'ai eu qu'à le laisser glisser, le mouvement fut à peine perceptible pour moi, invisible, je pense de l'extérieur. [...] C'était une histoire de souffle court, de souffle coupé. »

 

Elle est terriblement nostalgique, presque élégiaque cette écriture qui tente de saisir ce qui a été, ce qui se dérobe et qui n’est plus. Trouver, perdre, retrouver, perdre encore. Oscillatoire, toujours. Est-il dérisoire de vouloir écrire, à défaut de les combler, ces creux laissés par un amour défunt ou par la perte d’un être familier ? L’écriture pour sauver du manque malgré tout, même si elle ne console pas.

 

Le secret permanent, la clandestinité intermittente, « Je venais de plonger dans le versant doux de l’absence ; dans la distraction », la bascule de ces après-midi hors des bruits et de l’agitation quotidiens sont tous trois clairement assumés « "J’ai quelqu’un", mais lui ne souhaitait pas "s’attacher", alors elle l’avait revu, s’abandonnant à la clandestinité par ennui. » 

 

Avec un secret comme expédient à la distraction pour tromper l’ennui, il lui faut tricher. Tricher avec les deux. À Samuel, elle ne dit rien de ses après-midi d’hiver auxquels il restera étranger. Sans rien en dire à Noah, elle écrit ou cuisine pour meubler les heures qu’elle passe dans l’attente de leur prochain rendez-vous, dans l’attente de prendre stricto sensu « la tangente », - ça ne s’invente pas ! - « la ligne bleue [...] perpendiculaire à la orange ». Claire est la seule amie dépositaire de son secret, celle avec qui elle ne triche pas ; il faut dire que Claire a elle aussi un secret.

 

Cette prose, qui conjecture directement sur la page, en plus de dévoiler l’intime en disant l’entre-deux, quel qu'il soit - continents, pays, langues, amours... -

 

« Mon secret me donnait le pouvoir d’être dehors et dedans à la fois. Grâce à lui j’avais un soudain don d’ubiquité qui me soulageait : partout où j’étais, je n’étais pas vraiment. C’était une clé des champs. »

 

compose une partition qui donne son rythme de berceuse à l’histoire, feutré et lent comme la neige qui tombe au dehors blanchit le paysage, effaçant les traces en un bruit sourd et enveloppant : le temps s’étire comme pour magnifier ces moments volés, en sursis, puisque l’on sait, depuis les premières phrases, que le compte à rebours est lancé. 

 

« On n’arrête pas ce qui file, mais on peut retarder la déchirure. »

 

C’est le temps d’un amour qui se défait, sans fracas ni désastre, mais avec acceptation.

C’est le temps d’un amour qui se fane, paradoxalement à la saison où la sève revient :

 

« J’ai senti très vite que nous ne connaîtrions pas le printemps, l’heure d’été, le grand jour. J’écoutais Septembre de Barbara, "quel joli temps pour se dire au revoir", et je trouvais que la fin de l’hiver serait aussi une belle période pour les adieux, comme la fin de l’été, deux saisons couperets. Aux beaux jours, nous serions à découvert, ça deviendrait glauque […] »

 

De l’amour tranquille de Samuel, elle s’est échappée sans trop savoir « qui a quitté qui », mais a-t-elle vraiment aimé Noah dont elle parlait si peu et si mal la langue, faisant de lui un être proche et étranger tout à la fois, une énigme ? Et si c’était là leur séduction ultime : être l’un pour l’autre un amour qui dépayse ?

 

« Je me disais qu’avec lui il n’y aurait jamais le danger de la confusion, je serais, pour toujours, d’un autre pays, il était, serait toujours, d’un autre âge, d’une autre culture, d’une autre histoire. Il n’aurait pas connu ni ma mère ni sa mort, seulement la trace blanche des larmes qui en découlent. Il ne pourrait pas lire mes carnets, à cause de la graphie, mais aussi de la syntaxe. La distance entre lui et moi serait irréductible. »

 

Le secret encore et toujours, ce qu’elle tait à Samuel et ce qu’elle dissimule à Noah. D’ailleurs, Noah n’a-t-il été autre chose qu’un homme qui l’a aidée à porter le poids du deuil d’une mère dépressive au point de cesser de vivre dès l’automne pour renaître aux beaux jours ? un homme qui a partagé sa souffrance pour traverser l’hiver du cœur au cœur de l’hiver ? Pourquoi a-t-elle noirci des carnets ? Est-ce parce qu’écrire aide à se souvenir de cet amour-là, douloureux et beau, car il est celui du poids du silence et du secret ? 

 

« Peut-être écrit-on pour dire qu’un jour, en plus de soi, quelqu’un, quelque chose, était là. Souvent, ça n'y est plus et on y est encore. »

 

Le roman d’Anna Zerbib est l’exemple même du texte dont le ton contemplatif et rêveur, la prose poétique et le cours sinueux offrent une expérience de lecture faite de moments oscillatoires, atemporels et suspendus, des moments de toute beauté et de fulgurante irréalité. C’est un cheminement sur l’insignifiance des tourments humains, qui ravira certains lecteurs et en perdra d'autres, peu friands de l’écriture de l’intime. Pour ma part, mon souffle de lectrice s’est accroché à chaque page, j’ai été emportée dès les premiers mots. Je sais avoir abusé de citations, tant il m’était impensable d’écrire ce billet sans donner à entendre la sensibilité fine et poétique de l’autrice, le bercement léger de son écriture. Les après-midi d’hiver est un roman à l’écriture flottante, aiguë, au cantabile durassien. Je me suis demandé quel film Claude Sautet en ferait, s’il était encore en vie, lui si attentif à cette sensation figée que dissèquent ses films. En s’attachant au détail infime et si juste, aux petits riens sublimés par l’écriture, ce roman rare, raffiné, traversé du voile de la mélancolie douce, raconte le désordre des choses de la vie quand les êtres ne savent pas où ils en sont. 

 

« J’ai quelque chose en moi qui ne vit pas. Je n’arrive pas…

Je suis en retard depuis si longtemps. »

Claude Sautet, Un cœur en hiver

 

 Troublant. 


꧁ Arrière-plan - ©Antonio Palmerini ꧂


Commentaires: 2
  • #2

    Christine (samedi, 20 mars 2021 10:11)

    Merci Anna d'être venue me lire, je ne vous ai pas trouvée sur les réseaux sociaux où je suis.
    Tant pis si j'ai fait fausse route pour le poème d'Emily, je trouve qu'il va bien à vos Après-midi d'hiver ! Quant à Claude Sautet ? Comme une évidence.
    Votre roman restera de ceux qui m'accompagnent ; ils ne sont pas si nombreux. Et de cela je vous remercie aussi.

  • #1

    Anna Zerbib (vendredi, 19 mars 2021 19:35)

    Quelle chronique... quelle lecture... merci Christine. Le poème d'Emily est sublime, je ne l'avais pas en tête, mais je ne l'oublierai pas. Quant à la citation de Claude Sautet...parfaite !
    Merci.