Avant le jour
Madeline Roth
La Fosse aux Ours éditeur
74 pages
07/01/2021
12 €
« À partir du mois de septembre l'année dernière, je n'ai plus rien fait d'autre qu'attendre un homme : qu'il me téléphone et qu'il vienne chez moi. »
Annie Ernaux, Passion simple
❦
« C’est peut-être à ça qu’on reconnaît une vie empêchée : au manque, au vide, au creux que ça creuse en nous, d’attendre. En vrai, l’attente c’est du manque. Mais on ne le comprend que bien des années plus tard. »
Publié aux éditions La Fosse aux Ours, Avant le jour est le 1er roman (?) en littérature adulte de Madeline Roth qui jusqu'à présent se consacrait à l'écriture de livres jeunesse.
« Les livres que nous aimons portent d'une manière ou d'une autre les traces de notre histoire. »
Si je m’en remets aux mots de Dany Laferrière dans L’art presque perdu de ne rien faire, c’est parce qu’ils sont d’une justesse dont je me sens incapable pour dire ce que le texte de Madeline Roth a ravivé en moi. J’ai achevé la lecture de cette nouvelle - 70 pages font-elles un roman ? - il y a quelques jours. La Femme au café en couverture, oeuvre Antonio Donghi (1931), m’apaise, la femme qui se raconte à la 1re personne, aussi. Voilà un « je » habité, incarné et intime, comme j’aime à le lire.
Elle devait partir en Italie, à Turin. Elle allait voler quelques jours, oh ! deux trois, pas plus. Quelques jours à deux. Elle allait partir avec Pierre, son amant de dix ans son cadet. Elle pouvait espérer, pour la 1re fois en quatre ans, qu’il ne la quitte pas avant le jour, qu’ils ne se cachent plus. Oui, Pierre est marié et, à son SMS « Je suis désolé, Sarah vient de perdre son père. Je suis forcé d’annuler Turin. Je t’appelle demain. Je suis vraiment désolé », on sait que ça en est fini de ces jours arrachés à la clandestinité, ces jours où « je » se serait conjugué au pluriel ; le lecteur pense - peut-être – qu’à peine les 1res pages tournées, ça en est fini aussi de ce récit dont le thème est trop usé pour espérer un renouveau par-delà la banalité.
Avant le jour raconte une semaine, pas plus, dans la vie d’une femme, la maîtresse, celle qui passe après tout le reste. C’est un texte du manque et des flottements intimes dans une langue simple portée par des phrases économes qui disent si bien ce que nous avons souvent tant de mal à exprimer.
« On est jeudi. Le départ est le lundi suivant. Je regarde le vent dans l’arbre en face. Je n’ai même pas de larmes. C’est tout blanc. C’est tout sec et triste. Je ne pensais pas que je m’habituerais à ça, à porter le poids d’un cœur triste. Mais c’est comme tout : on s’habitue. »
Le lundi suivant, dans un geste qui évoquera à certains d’entre nous celui qu'ils auraient aimé avoir ou qu’ils ont eu peut-être, elle monte dans le train. Sans Pierre. Cherchera-t-il à la (re)joindre ? Sera-t-il celui qui, pour une fois, attend ?
« Peut-être après tout que ce que j’allais chercher là-bas, c’était moi. Une idée de moi avec laquelle je pourrais vivre ? Depuis toutes ces années, vivre avec ce moi-là, ce moi parfois tremblant, indécis, en miettes, ne me suffisait pas. »
« Une idée de moi avec laquelle je pourrais vivre. » Se perdre dans une ville inconnue pour se (re)trouver, n'est-ce pas l'idéal ? Turin sera la ville du questionnement intime, du cœur qui ralentit, de la respiration qui se fait plus ample. Turin ne sera pas la ville où s’oublier, elle sera la ville où chercher l’harmonie dans l'épaisseur de toutes les femmes qu’elle porte sur elle : la maîtresse de Pierre, l’ex-femme de Mathieu qu’elle a quitté quand Lucas n’avait pas encore deux ans, la mère de ce fils devenu adolescent dont elle partage la garde, l'amie de Marie. Elle est une femme qui ne connaît que le partage… et ce qu’il en coûte, parfois.
Tout est dit à mots tus, vous souriez et pensez que je divague, et pourtant vous en ferez vous aussi l'expérience. À la lecture de ce texte sur une intimité qui se livre, c'est comme une évidence : Madeline Roth n’est pas une bavarde, son tout petit texte cultive un minimalisme de bon aloi, cet art de dire avec moins, mais où chaque mot, pesé, imprime sa trace, durablement.
Le tête-à-tête aura lieu ; il ne sera pas avec Pierre, voilà tout. Ce séjour italien est l’occasion d'un voyage intérieur, de poser des mots simples et justes sur sa vie.
« Je ne sais pas s’il y a une image plus juste que celle de l’eau d’un fleuve pour penser à sa vie. Ça coule. Cela avance, doucement. Parfois ça remue. Mais ça avance. »
Nulle aigreur, nulle révolte, malgré la déception qui rôde, bien sûr. Ce n'est pas un texte écrit les mâchoires crispées ou les poings serrés. Elle ose se parler, remonte le cours de sa vie, comme elle flâne de musée en église dans Turin, son pas s’allégeant. Elle s'attarde à la terrasse d'un caffè, ne porte pas la robe qu'elle avait glissée dans la valise pour lui plaire. À quoi bon ? Elle sait qu’elle ne peut réécrire le passé, donc elle saisit sa chance de réfléchir à ce qui la lie à Pierre qu’elle ne voit qu’à la dérobée.
« Ils arrivaient quelques minutes avant lui, ils le précédaient toujours, c’étaient les mots du désir, ils marchaient avec lui, ils couchaient avec moi, ils remplissaient l’espace. Je me rendais compte que j’avais cherché cela une bonne partie de ma vie : un corps et puis des mots. Un jour arrive dans votre vie un homme auquel vous êtes capable de donner ce qu’il y a de plus intime encore que votre peau nue – et ce sont vos mots. »
à son fils qu’elle n’élève qu’un jour sur deux
« J’ai grandi quand Lucas grandissait. Je ne dis pas « vieilli », bien que ce soit le cas, je veux dire j’ai grandi, avec lui. Il m’a portée, plus haut, il a consolidé mes os, nourri mes jours. Lorsqu’on s’est retrouvé tous les deux, juste lui et moi, il avait dix-huit mois à peine. Le dimanche matin, il venait me rejoindre dans mon grand lit. Le soleil se levait. C’était des matins délicieux. On chuchotait. Il venait avec son oreiller, son doudou, et puis des livres que je lui racontais. »
Ce monologue, lucide sur ce qui est, nostalgique de ce qui aurait pu être, curieux de ce qui sera, vise juste, au plus près des émotions qui remplissent les silences de manques et de doutes.
« Je veux bien de l’impatience et de la peur, mais pas du sentiment de perte, du sentiment d’abandon. Je veux aller lentement. Je veux être l’aube et le crépuscule, le doute et la certitude, je veux pouvoir être perdue et sourire. »
Ces jours sont un espace de liberté offert par la défection de l'amant. Un imprévu inespéré, un moment à l'écart, un temps pour soi. Un cadeau, finalement. À elle, sûrement. À lui ? Qui sait...
« J’attends quelque chose qui ressemble à ce qu’il me donne. »
Le futur est une page vierge. Reste à savoir comment l'écrire. Le quotidien d'une vie de couple est-il plus attirant qu'une relation clandestine faite d'attente entre deux retrouvailles ? Quant à la solitude...
Madeline Roth a un style à nu comme son héroïne, sans artifice, d’une douceur limpide qui sied à cette histoire où l’amertume aurait pu faire son lit et où elle n’est jamais invitée.
Au moment de reprendre le train pour la France, est-elle parvenue à « [ce] temps magnifique de la vie, […] celui où l’on sait et où l’on peut » dont parle Françoise Giroud que cite l'autrice ? Ne sait-on jamais quelle surprise nous attend au bout du voyage ?
Avant le jour confirme que l’on voit mieux dans le peu. De nombreuses phrases, belles dans leur épure, sont venues noircir les pages de mon carnet.
Je trouve dommage que ce texte ne porte pas le beau nom de nouvelle qui lui irait pourtant si bien. Je n'ignore pas qu'en France la nouvelle est la mal-aimée de la littérature, quand elle n'est pas tout bonnement dénigrée. Je suis néanmoins heureuse de voir que des maisons d'édition se risquent à nous offrir, hors de tout recueil, des textes comme celui-ci. Je remercie les éditions de la Fosse aux Ours d'avoir osé. C'est très réussi.
❦
Peinture en arrière-plan - Antonio Donghi, Donna al Caffè, 1931
Écrire commentaire