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Rivage de la colère, Caroline Laurent, Les Escales

 

 

 

 

Rivage de la colère

Caroline Laurent

Les Escales

412 pages

09/01/2020

19,90 €

« L'exil, c'est la nudité du droit. »

Victor Hugo

« Ce n'est pas grand chose, l'espoir.
Une prière pour soi. Un peu de rêve pilé dans la main, des milliers d'éclats de verre, la paume en sang. C'est une ritournelle inventée un matin de soleil pâle.

Pour nous, enfants des Îles là-haut, c'est aussi un drapeau noir aux reflets d'or et de turquoise. Une livre de chair prélevée depuis si longtemps qu'on s'est habitués à vivre la poitrine trouée. »

 

 

« C'est une histoire que me racontait ma mère. Pas un conte pour enfants, non, une histoire vraie, qu'elle grattait de temps en temps comme une vilaine plaie. Une tragédie insulaire. Les mères connaissent les berceuses et les sortilèges. Parfois aussi, d'une lumière dans le regard, d'une fêlure dans la voix, elles se trahissent. L'enfant devine un secret. Perçoit la colère. En grandissant les contours se précisent, les traits s’affirment jusqu’à devenir parfaitement nets : ce secret, c'est celui d'une souffrance. D'un arrachement. Une fille ne laisse pas sa mère souffrir. Alors, elle écrit. »

 

Alors la fille écrit. Elle écrit Rivage de la colère, un 2e roman qui vient confirmer ce que son 1er, Et soudain la liberté, nous avait laissé entrapercevoir : une écriture forte et sensuelle tout à la fois. 

 

Mais est-il exact de parler de roman quand Caroline Laurent, franco-mauricienne, vient fouir dans l’histoire de sa famille pour nourrir son récit ? 

Oui, parce qu’elle tisse l’Histoire à une histoire au souffle remarquablement romanesque, parce qu’elle raconte des vies au travers du prisme de la littérature. Le message n’est que plus puissant quand la fiction charpente la réalité. Ceux d'entre vous qui ont lu Avant la longue flamme rouge de Guillaume Sire (Calmann-Levy) comprendront ; les autres, lisez-le.

 

Je ne vais pas vous mentir, les îles Chagos étaient pour moi une terra incognita. Je n’avais jamais entendu parler de ce petit archipel de l'océan Indien, de ce qui était arrivé à ses habitants à la fin des années 1960, au début des années 1970, de ce qui est encore de nos jours à l’œuvre et en souffrance.

 

En souffrance.

 

Quand, à l’été 1967, après 158 ans de domination britannique, l’île Maurice choisit par référendum de devenir indépendante, rien ne vient troubler le quotidien des Chagossiens, qu’ils soient de Diego Garcia ou des autres îles de l'archipel. 

 

« Ça veut dire quoi, l'indépendance ? Qui est indépendant ? L'êtes-vous vous-même ?

J'ai longtemps cru en ce rêve. Liberté, autonomie. [...] Je crois que je me trompais. L'indépendance, je veux dire la pure, la véritable, l'absolue, n'existe pas.

On est toujours le colonisé d'un autre.

Ce constat nous oblige. »

 

Ramgoolam devient le premier dirigeant de la République Mauricienne. 

Et alors ?

Faudrait-il s’en inquiéter ? 

L’indépendance de Maurice a un prix. 3 millions de £ auront suffi pour que les îles Chagos, « mon pays volé », restent aux mains des Anglais avant d’être cédées pour 50 ans aux États-Unis désireux d’y installer une base militaire. Venu seconder Mollinart, l’administrateur de l’île, Gabriel Neymorin le sait, le tait.

 

Il le tait à Marie-Pierre Ladouceur, fière Chagossienne, forte et libre, dont il s’est épris le jour même de son arrivée à Diego Garcia et avec qui il a eu un fils, Joséphin.

L’amour peut-il résister au déchirement d’avoir été trompée ?

 

"The course of true love never did run smooth."

Shakespeare - A Midsummer Night’s Dream

 

Un peuple peut-il survivre au déchirement d’avoir été arraché à sa terre ?

 

Sa terre. 

 

« Des îles où le temps s’écoulait sans hâte ». Diego Garcia, sa mer turquoise, son sable blanc, sa douceur lumineuse, ses traditions, ce paradis à jamais perdu le jour où les habitants sont évacués, massés de force dans la puanteur suffocante de la cale du Nordvaer avant d’être débarqués, épuisés, affamés et hébétés, à Port-Louis, sans ménagement ni ressources, avec pour seul bien le maigre baluchon fait à la va-vite, en moins d’une heure, sous la menace d’un fusil.

 

Gabriel est resté à Diego Garcia le temps d’expédier les dernières affaires courantes alors qu’à Maurice, Marie, Joséphin et Suzanne, sa demi-sœur fiévreuse et délirante, et les leurs s’entassent dans un bidonville insalubre.

Le désœuvrement d'abord.

L’alcoolisme ensuite.

Une lueur d’espoir vient d’Évelyne, la sœur de Gabriel. Elle aide Marie et Joséphin, offrant à l'une un travail à l'autre une instruction, sans parvenir à calmer la juste colère de Marie qui entame une grève de la faim. Peut-on empêcher un peuple de vivre là où est sa terre ?

 

« Tu comprends, Joséphin ? Tout n'est pas à vendre. On n'achète pas la dignité. On n'achète pas un pays. On n'achète pas l'âme ou la foi. Certaines choses sont sacrées et doivent le rester. »

 

Marie vieillit. Joséphin grandit. Il est à lui seul ce chœur antique dont la voix s’élève lors de brefs chapitres qui rompent et rythment le cours du récit pour nous ramener au temps présent. Ce choix narratif de mêler les voix, l’une passée, l’autre contemporaine, est tout à fait judicieux.

Joséphin est librement inspiré d’Olivier Bancoult, Chagossien expulsé de force à l'âge de 4 ans. Il est aujourd’hui à la tête du groupe Réfugiés Chagos qui se bat pour obtenir justice et ces intermèdes qui font entendre sa voix sont ce qui donne son ossature au récit. Ils incitent à réfléchir sur ce qui nous lie à une terre, à une famille, sur ce qu’on hérite ou non, sur la dépossession, sur le souvenir de ce qui a été et ne sera plus.

 

« Comment appelle-t-on la mémoire de ce qui vient ? Il faudrait inventer un mot, oracle et divination ne conviennent pas, inventer un mot pour dire cette mémoire compacte qui embrasse le futur. Se souvenir de ce qui va arriver et qu'on ne vivra pas. »

 

Joséphin, qui a vu sa mère se battre chaque jour sans désemparer, continue la lutte, une lutte de 50 années qui n’a toujours pas vu les Chagossiens revenir chez eux. Comment convaincre quand les faits dépassent l’entendement ?

 

« Comme cette période a été difficile, Maman. Ces cinq premières années de notre arrivée à Maurice… Un enfer. Rien ne t’a été épargné. Lorsque je raconte, lorsque je témoigne, les gens doutent de moi. L’acharnement du sort sur nos épaules fatiguées… Pour eux, tout ça est peu crédible. […] Au fil des années, j’ai appris à doser mon récit. Je trie les malheurs selon la sensibilité de chacun. C’est mon petit marché de la douleur, [...]. »

 

Des avis favorables, mais non contraignants, sont rendus, des résolutions sont prises, ici à la Cour internationale de Justice de La Haye en février 2019, là à l'Assemblée générale de l’ONU à New York trois mois plus tard, sans que le Royaume-Uni ne daigne s’y conformer. Pire que le mépris, l'arrogance.

 

« La justice est la méchante sœur de l’espoir. Elle vous fait croire qu’elle vous sauvera, mais de quoi vous sauvera-t-elle puisqu’elle vient toujours après le malheur ? »

 

Si Rivage de la colère est un roman d’amour, celui de Marie pour Gabriel, celui des Chagossiens pour leur terre perdue, celui d’un fils pour sa mère, il est aussi celui d’une tragédie, humaine bien sûr, mais aussi politique. Il est aussi le roman de la transmission, la transmission de ces « vilaines plaies », de ce bâton de pèlerin qui passe de main en main, de génération en génération, pour que toujours quelqu'un continue le chemin, pour que le temps ne fasse pas son œuvre et que l'oubli n'abolisse pas la colère.

 

« Je dirai aux juges d’où je viens. Je leur parlerai d’un pays qui laissait vivre ses enfants, qui ne les affamait pas, qui respectait leur mémoire. Mon pays volé. Je leur ferai entendre la fêlure dans la voix de ma mère. Je leur dirai pourquoi ma vie n’est pas de vivre, mais seulement de me battre. Pas une vie gâchée, non. Une vie donnée. Dédiée. Je lutte depuis le premier jour. C’est inscrit en moi. »

 

Ne jamais renoncer, malgré l’envie de céder à l’épuisement d’années de lutte à l’issue incertaine.

 

« Qu'il est long, le chemin pour rentrer chez soi. Long et incertain. Tissé d'épreuves, de duels et de silences. Je me sens soudain fatigué. […] Y a-t-il un instant dans une vie où on se dit : ça y est, j'arrête, c'est terminé ? À quel moment sait-on qu'il n'y a plus rien à faire sinon soulever son chapeau, merci madame, merci monsieur, et s'en aller ? Si rien n'est réglé de cette histoire avant ma mort, je reviendrai hanter les couloirs des tribunaux. De mes os nus je creuserai la terre jusqu'à rejoindre le cimetière de Diego Garcia. Alors, enfin, je pourrai me reposer. »

 

On est tous convaincus que "this case is a winning case" et on comprend mal pourquoi il ne le serait pas ! Pourtant, à l’heure où j’écris, alors que les délais accordés au Royaume-Uni sont depuis longtemps épuisés, les Chagossiens sont encore un peuple en exil. Toujours déterminé, mais encore et toujours déraciné.

 

La littérature a ce pouvoir de porter à la connaissance de tous des faits historiques au mieux méconnus, au pire ignorés. Comme je l'ai écrit souvent, ailleurs : raconter, ne jamais cesser de raconter. La mémoire est là pour ne pas perdre le fil, le récit est le plus sûr moyen de ne pas oublier, de se ressouvenir, et dire l’histoire d’un passé qui heureusement n’est plus et ne doit jamais se reproduire.

 

Ce roman a reçu le prix Maison de la Presse 2020.


꧁ En arrière-plan - William Daniell, gravure en couleurs, Talipot, Ceylan, c. 1810 ꧂


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