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Grand frère, Mahir Guven, Le Livre de Poche

 

 

Grand Frère

Mahir Guven

Le Livre de Poche

320 pages

30/01/2019

7,90 €

1re édition,  Éditions Philippe Rey, 05/10/2017

Premier roman

« Tu n'as d'existence qu'au travers de ton empreinte sur la mienne. T'écrire, ce n'est rien d'autre que faire le tour de ton absence. »

Annie Ernaux, L'autre fille

« C'est mon frère, l'homme que je déteste le plus au monde. Il a lu tout ça dans mon regard. Tout ce que je veux lui dire depuis dix ans. Un sourire d'adulte s'est dessiné sur son visage. Les Viêt-Cong cachés derrière ses paupières ont jailli et ont coulé le long du nez, de la bouche. Pour pas que je les voie, il m'a pris dans ses bras, a posé sa tête sur mon épaule, puis m'a soufflé à l'oreille : "Merci, pardon". C'est mon frère et je l'aime plus que tout. »

 

De temps à autre, il arrive que, dans le chœur de louanges, s’élève une voix discordante, celle du lecteur qui a failli passer complètement à côté de sa lecture. Cette voix, je le confesse, c’est aujourd'hui la mienne. 

Parfois, c’est affaire de sensibilité personnelle. Je suis persuadée, en effet, qu’il y a des écritures avec lesquelles nous avons quelques affinités et d'autres non. Il se peut qu'on manque un rendez-vous avec un auteur et cela n’augure en rien de nos retrouvailles futures.

Parfois, c’est tout autre chose. 

C’est tout autre chose avec Grand frère, lauréat du prix Goncourt du premier roman, du prix Régine Deforges, du prix Première et du prix ADELF en 2018, sélectionné pour le Médicis 2017 (qui est finalement allé à Yannick Haenel pour Tiens ferme ta couronne) : plus qu'une entrée fracassante en littérature, la reconnaissance unanime d'un talent !

 

Alors, pourquoi mon enthousiasme en demi-teinte ? pourquoi fais-je la difficile ?

 

Un obstacle m’a fait trébucher alors que j'étais encore au seuil du livre. 

Un ? un seul ? 

Oui. Mais non le moindre, et il a bien failli gâcher le reste de ma lecture, n'étaient les autres atouts, nombreux, de ce 1er roman.

 

Quels que soient les efforts méritoires de l’auteur pour ménager le suspense jusque dans les toutes dernières pages, j’ai soupçonné, hélas, à des indices lâchés – intentionnellement ? involontairement ? -, où Mahir Guven voulait me mener. 

 

« Tu sais, frérot, je suis comme toi. J'ai deux moi. »

 

Dès lors, le soufflé, refroidi, est assez vite retombé et je n’ai pas eu la même lecture que beaucoup qui vantent un suspense digne d’un thriller psychologique, même si Grand frère lorgne, par certains de ses aspects et avec bonheur, du côté du roman policier et du roman noir, très noir.

 

Par chance, ce 1er roman ne vaut pas que pour cette chute qui rate le coche du spectaculaire et de l’inattendu pour le lecteur assez alerte à repérer les réponses à tous ces « si » qui s'accumulent au fur et à mesure que progressent les récits de Grand frère et de Petit frère.

 

« La vie est une somme de si. »

 

Fort heureusement, les dernières pages ouvrent sur un merveilleux champ de possibles, sur un message optimiste quant au rôle de la littérature. J’y reviendrai.

 

Grand frère est un roman dont les quelque 300 pages sont a(e)ncrées fermement dans notre époque. Pour autant, la littérature réaliste du XIXe siècle ne l’aurait pas renié. C’est une fiction, certes, qui a valeur de documentaire sur une frange de notre société, celle qui habite les quartiers défavorisés du neuf-trois avec leurs petite et grande délinquances, leurs trafics de drogues plus ou moins dures et leurs réseaux de prostitution. 

 

Dans ce roman écrit en double je, Mahir Guven n’esquive ni les questions sociales ni celles politiques d’aujourd’hui : la radicalisation, les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre 2015, le conflit syrien, l’immigration, la difficile intégration de ceux qui ont fui leur pays en guerre et de la génération d'après.

 

« Pas de colonne vertébrale : ni vraiment français, ni vraiment syriens, ni vraiment autochtones, ni vraiment immigrés, ni chrétiens, ni musulmans. Des métèques sans savoir pourquoi on l'est. »

 

Cette double voix qui s’exprime à la 1re personne est plus souvent celle de Grand frère que celle de Petit frère comme le laisse entendre le titre du roman. Les chapitres à l'intitulé minimaliste - Grand frère, Petit frère - et à la typographie différenciée signalent non seulement qui raconte, mais surtout révèlent combien ces deux hommes ont peu en commun alors qu'ils sont d'un même sang : un petit frère n’existe que parce qu’il y a un grand frère, et inversement, n’est-ce pas ? L'un peut-il vivre amputé de l'autre ?

Alors que le monologue intérieur de Petit frère suit le cours chronologique de qui sait où il va et pourquoi, celui de Grand frère est plus décousu et chaotique à l’image de ses errances dans Paris au volant de son VTC. Grand frère revient sur son passé de petit délinquant qui aurait pu mal tourner et qui d'ailleurs a évité la prison de peu. Il digresse, ressasse, remâche.

 

Anonymes parce qu’ils possèdent chacun une part d’universalité, il faudra attendre les dernières pages pour connaître leur prénom. Petit frère, c’est Hakim, « le juste, le sage » ; Grand frère s’appelle « Azad. C'est mon prénom. Chez nous, ça veut dire libre. Libre, je le suis. Pas dans la vie. Mais dans ma tête. L'esprit, c'est comme l'univers, il n'a pas de frontières, on peut l'agrandir sans cesse. Suffit d'inventer et de réinventer, et on peut se créer un monde avec pas grand-chose. Un cahier, un stylo et un ordinateur. »

 

Grand frère, la trentaine, sans aucun diplôme en poche, est rentré du Tchad où il s’était engagé avec l’armée française avant qu’un médecin militaire ne lui signifie qu’il ne pouvait plus faire partie des effectifs. De retour en France, il se prend à rêver d’une vie rangée et devient chauffeur de VTC avec la panoplie qui va avec : voiture, costume, chemise blanche, cravate...

Petit frère, appliqué et plus doué pour les études, a décroché son diplôme d’infirmier et œuvre au bien de tous dans un hôpital parisien où on l’apprécie. Tout porte à croire qu’il est parfaitement intégré et il aurait pu faire la fierté de la famille s’il n’avait croisé le chemin de l’organisation humanitaire Islam & Peace, bouclé ses bagages en un tournemain et n’était parti au Cham sans même un regard pour ses proches. Médecin ou assassin ? ne cesse de s’interroger Grand frère. Et nous avec lui.

 

« La vie ? J’ai appris à la tutoyer en m’approchant de la mort. Je flirte avec l’une, en pensant à l’autre. Tout le temps, depuis que l’autre chien, mon sang, ma chair, mon frère, est parti loin, là-bas, sur la terre des fous et des cinglés. Là où pour une cigarette grillée, on te sabre la tête. En Terre Sainte. Dans le monde des gens normaux, on dit "en Syrie", avec une voix étouffée et le regard grave, comme si on parlait de l’enfer. Le départ du petit frère, ça a démoli le daron. »

 

Comme l’auteur né près de Nantes sans nationalité, de mère turque et de père kurde venus se réfugier en France, Grand frère et Petit frère sont deux êtres aux identités confuses : Bretons par leur mère morte prématurément et Syriens par leur père qui, comme son fils aîné, use ses journées sur le ruban d’asphalte au volant de son taxi. Ballotés dans cet entre-deux, difficile pour Grand frère et Petit frère de savoir quelle est leur place dans une société où les perspectives d’avenir manquent cruellement.

 

« La vie, c’est complexe. Les choix que l’on fait, les routes que l’on emprunte dépendent du boy caché au fond de notre cerveau. De la manière dont il se construit. Dont il s’enrichit jour après jour. Et de l’état d’esprit du moment. Y a des routes où tu peux faire demi-tour et d’autres où, quand tu y mets le pied, c’est fini. Et encore d’autres, où tu sais pas ce qu’il y aura au bout. La peur de rater quelque chose t’attire comme un aimant. Dans le doute, tu y vas. »

 

Le doute. Ce mot colonise le texte comme il gangrène l'esprit de Grand frère.

 

Si dans ce roman tout sonne juste, c’est parce que la langue familière, orale, alliance de mots d’arabe et de verlan ne trahit pas ce dont elle nous parle. Écrit dans cet argot métissé des banlieues - un glossaire a d’ailleurs été inséré en fin d’ouvrage tant cette langue, « énergique et vivant[e] » nous est étrangère -, Grand frère scrute notre société, s’intéresse aux inégalités, à l’actualité, questionne l’identité, de manière d’autant plus authentique que la langue ne se dérobe pas.

 

«  Sa vie est restée au cachot. Dans une zonz de doutes et de peurs. Il suffit de zoomer sur sa grotte et d'observer le soin qu'il porte à la préparation de la table pour se demander ce qu'il fout dans cet immeuble de chiens, dans ce quartier de crève-la-dalle, avec ces enfants de schlagues, une gueule de Pachtoune, des dents de gitan, et son métier de gadjo qui finira par lui faire pousser le bulletin pour Marine. Les gens pensent qu'on est feuj, wallahlaradim. Parce que tous les vendredis la table est dressée comme à l'Élysée. Mais rien à voir, de toute façon mon vieux dit qu'il est pas musulman, mais communiste. Et selon lui c'est pas une religion... Bref... »

 

Bref !

Enfin et avant tout – mais je ne pouvais guère commencer par là et vous en dirai le moins possible – Grand frère est un éloge à la force rédemptrice de la littérature face à l’absence. 

 

« En trente ans, les rappeurs sont devenus les premiers vendeurs de disques dans ce pays. À une époque où on dit que les jeunes ne lisent plus, ce sont les seuls qui écrivent. »

 

Grand frère écrit. Avec « un cahier, un stylo et un ordinateur » Pour cicatriser.

 

En 2018, ce roman a reçu le prix Goncourt du premier roman, le prix Régine Deforges et le prix Première.


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