
Coyote
Sylvain Prudhomme
Éditions de Minuit
256 pages
03/10/2024
17 €
❝Je leur dis que je trouve admirable de m'avoir pris. Que pour moi c'est le critère suprême de l'hospitalité : être capable d'ouvrir sa portière au parfait inconnu. Ne pas craindre de se retrouver soudain à 30 cm de l'étranger dont ils ignorent s'il sera agréable, s'il partagera leurs idées, s'il sentira bon, si la présence de ses 70 kg assis là, sur le siège passager, seulement séparé d'eux par la tige du frein à main, leur sera plaisante ou les importunera. Je leur dis que je veux rencontrer un maximum de gens comme eux, capables de ce geste là.❞
Sylvain Prudhomme, Par les routes

Au mois de mai 2018, pour le numéro 6/16 de la revue trimestrielle America lancée par François Busnel et Éric Fottorino le temps de la première présidence Trump, Sylvain Prudhomme avait traversé les États-Unis en stop d’Ouest en Est, de la Californie au Golfe du Mexique, de Tijuana à Matamoros ; un périple d’une douzaine de jours et de près de 3 000 kilomètres, le long de la frontière avec le Mexique, le long du mur, paroi métallique de 4 mètres de haut, commencé — ce que l’on a tendance à oublier — sous la présidence de George W. Bush avec le Secure Fence Act de 2006.
Sylvain Prudhomme était revenu avec des carnets noircis de notes et de témoignages formant une espèce de mosaïque d’entretiens informels et à bâtons rompus qu’il avait eus avec ceux — de nombreux hommes et de très rares femmes ; de nombreux Mexicains et de rares Américains — à avoir invité Silvano à prendre place sur le siège passager, pour quelques kilomètres à peine ou beaucoup plus.
❝Depuis dix jours que je voyage, je peux faire le compte : j'ai été pris en stop par 18 Mexicains, riches, pauvres, anglophones, hispanophones, illégaux, régularisés, résidents, naturalisés américains. Je peux aussi faire le compte des Blancs qui m'ont pris : 1.❞
Avant de les quitter, Sylvain Prudhomme avait pris de chacun de ses conducteurs éphémères des portraits Polaroïd dépourvus d’effets inutiles, qu’il superposait, pour garder une trace et empêcher l’oubli, aux paroles recueillies comme à la volée et restituées de même. On pense à Wim Wenders et ses instantanés pris sur ses tournages, notamment sur celui de Paris, Texas.
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Coyote est une manière de parfaire le reportage de 2018 en lui enlevant la frustration de l’inachevé qu’imposait la limite de caractères de la revue. De revisiter le lien qui s’était créé pour quelques kilomètres avec des étrangers qu’il ne reverrait jamais plus. De se ressouvenir de l’intimité de l’habitacle et de l’éphémère qui invitaient à la confidence.
Coyote, tentative d’épuisement d’un sujet ?
❝ Coyote est à la fois le nom d’un mammifère carnivore d’Amérique du Nord, semblable au loup, mais plus petit, c’est aussi au Mexique et en Amérique centrale, l’individu qui se charge clandestinement, moyennant rémunération, de faciliter un trajet. Passeur. ❞
Récit pluriel, parfois déroutant, Coyote tient autant du reportage que du carnet de route, du récit autant intime que partageur. L’autostop change tout parce que rien n’est décidé d’avance et qu’il faut accepter de s’abandonner à l’aléatoire, avec les risques que cela comporte dans un pays où cette pratique, interdite par certains états, éveille clairement la suspicion parce que de nombreux autostoppeurs sont des braqueurs qui, une fois montés en voiture, dépouillent le conducteur. La répugnance à s’arrêter et donner un lift fait que l’on peut passer des heures interminables, sous la pluie drue ou la chaleur écrasante, le pouce levé, à attendre le bon samaritain qui nous acceptera à bord.
Par les échanges qu’ont fait naître ces passagères rencontres de hasard se devine un pan entier d’une société basée sur la précarité, le besoin vital d’avoir un emploi, première chose requise pour une intégration réussie, avant même de savoir parler la langue. Certaines conversations réservent leur lot de surprises, tels ces Mexicains régularisés qui se disent ouvertement favorables à la politique de El Trump en matière d'immigration.
Avec intelligence, empathie et humanité, mû par l’envie de comprendre, Sylvain Prudhomme, qui racontait à la première personne dans America, se fait ici le plus discret possible — on ne sait pas ce qu’il dit à ses conducteurs, on le devine toutefois en creux alors que l’on n’a accès qu’à leurs réponses — pour que leur parole advienne, libre. Elle se retrouve sur la page telle qu’elle a été dite, touchante de sincérité avec son oralité préservée, son absence d’apprêt et de retouche, ou bien inquiétante de vulgarité et de menaces sourdes.
Il y a ainsi l’hospitalier
❝JOSÉ
Gila Bend
Tuscon (Arizona), 196 km
Allez d’accord viens. Monte.
J’y vais, à Tucson, t’as du bol.
José.
Me llamo José.
¿ Cuándos años tengo ?
Cuarenta y nueve.
Bientôt cinquante.
Haha je fais plus vieux que ça ?
Obrero, ouvrier.
Dans le bâtiment.
Toutes les maisons qui sont là c’est moi qui les ai faites.
Je rigole.
Mais j’en ai fait beaucoup.
Je suis là depuis 1986.
Trente-trois ans.
Trente-trois ans à travailler dans le coin sur des chantiers.
J’en ai vu.
Bien sûr que non j’avais pas de papiers quand je suis venu.
J’ai passé la ligne, comme tout le monde.
La linea.
À l’époque c’était facile, c’était pas comme maintenant.
Y’avait déjà le désert, mais y’avait pas tous ces agents de la Border Patrol.
Toutes ces voitures, ces hélicoptères, ces caméras thermiques, ces radars.
Maintenant c’est devenu l’enfer.
Il te faut cinq à six jours avant d’arriver en lieu sûr.
Regarde ce désert de toutes parts.
Est-ce que tu vois un arbre.
Est-ce que tu vois un recoin où te cacher.
Tu sais comment on les appelle.
Mojados, oui, les mouillés, mais ça c’est surtout plus à l’est, à cause du fleuve qu’ils doivent traverser.
Ici on les appelle les poulets.
Pollos.
Et ceux qui leur font payer très cher pour les aider à traverser, c’est les coyotes.
[…]❞
Mais aussi, l’ouvertement hostile
❝MIKE
Sortie de la station Exxon
Tucson (Arizona)
Salut mec, t’es d’où.
Sans déconner t’es venu de France.
Et tu vas au Mexique. Mais qu’est-ce qui t’a pris mon gars.
T’es malade.
T’as envie de mourir. Fais voir ton panneau de merde : Nogales.
T’es sérieux ?
Haha c’est pas vrai.
Tu te fais un aller-retour à Nogales comme ça pour le plaisir.
Mais qu’est-ce que tu peux bien vouloir aller foutre au Mexique.
On t’a pas dit que les Mexicains sont de la merde mon gars.
Des menteurs.
Des drogués.
Rien de plus que des putains d’animaux tu m’entends.
Qu’est-ce que tu veux aller foutre là-bas.
Tu veux qu’ils te tuent ?
Haha c’est ça que tu veux man, avoue.
T’as un flingue au moins ?
C’est ma seule question.
J’espère que t’as au moins un gun mon gars.
Parce que sinon t’es mort.
Allez j’y vais.
Non je ne prends pas d’auto-stoppeur.
Jamais.
Chacun sa merde mon vieux.
Haha non mais tu m’as vu deux secondes.
T’as cru que j’allais te prendre mon gars.❞
Les monologues des conducteurs alternent avec de courts textes à la première personne de l’auteur qui s’y livre à son tour, en un collage d’impressions et de souvenirs comme il le ferait dans un journal de bord rapporté de ce lieu hautement symbolique — aux États-Unis plus que partout ailleurs — qu’est la frontière. Il y a un peu du Wim Wenders de Paris, Texas chez Prudhomme, des frères Coen de No Country for Old Men aussi, que l’auteur cite d’ailleurs, médusé de se retrouver sur les lieux mêmes du tournage.
Avec ce livre passionnant et instructif, Sylvain Prudhomme donne à voir la réalité humaine, économique et politique de la frontière, telle que l’éprouvent ces hommes et ces femmes au quotidien.
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꧁ Illustration ⩫ © Kevin Turcios, Le mur à Tijuana, 2020 ꧂
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