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Archipels, Hélène Gaudy, L'Olivier

 

 

 

 

Archipels

Hélène Gaudy

Éditions de l'Olivier

288 pages

19/08/2024

21 €

 

 

 

 

Je n’ai pas de sou­ve­nirs d’enfance : je posais cette affir­ma­tion avec assu­rance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette ques­tion.

Georges Perec, W ou Le Souvenir d’enfance

  

Mon père m’a toujours dit qu’il n’avait pas de souvenirs d’enfance. On n’a pas de souvenir de ce qui dure en soi, de ce qu’aucune digue n’arrête. De ses premières années, et même de sa jeunesse, ne lui restent que des images flottantes, comme s’il s’était construit sur du sable, sur un sol inondé et spongieux, et je le vois – son corps compact, petit mais tellement dense, et le poids de sa main comme du plomb dans la mienne – planté droit dans un sol qui sans cesse se dérobe.

 

Jean-Charles, le père d’Hélène Gaudy, n’a pas plus de souvenirs d’enfance que Georges Perec. Pour des raisons qui sont propres à chacun, leur tissu mémoriel est fragile, troué par endroits, obscur à d’autres. L’âge vient, qui diminue le père, et la mémoire vacille.

 

Si j’avais dû imaginer un lieu pour mon père, donner un tour géographique à son visage, à sa présence la forme d’une île, j’aurais choisi un paysage d’un vert plus printanier, moins sourd, des falaises imprenables et des vallons aimables, des forêts semées d’essences simples et rustiques, d’arbres de peintures naïves.

Une île fermée comme un poing, secrète comme les poèmes qu’il a toujours écrits sur de minuscules feuillets volés aux marges des papiers officiels, découpés à la main et fourrés dans les poches de ses chemises à carreaux, ces poèmes griffonnés n’importe où, au risque de se faire prendre pour un espion par les autres passagers du bus, ces poèmes polis comme des pierres, où aucun mot de manque, où aucun n’est de trop, dont chaque phrase est limpide mais dont le cœur reste insaisissable, ces poèmes où j’ai toujours été persuadée que dormait une énigme dont la résolution m’apparaîtrait un jour si je persistais à les lire.

Une île avec du relief, des vallées, des plages, une île d’enfance puisque la sienne semble ne jamais finir, avec ce que l’enfance a aussi d’escarpé, d’obscur — avec ses gouffres, ses grottes, ses ravins, ses zones d’ombre.

 

Archipels se compose de cinq chapitres, organisés en paragraphes brefs et décousus qui tiennent du collage de fragments. Bayou, Pierres, Feux, Éclipse et Rivages dessinent une carte en relief, géographie complexe de l’île paternelle avec des vallées, des plages [..] ses gouffres, ses grottes, ses ravins, ses zones d’ombre. Construit autour de la figure d’un père qui sans cesse se dérobe, Archipels n’a pas pour vocation d’en faire un portrait parfait, d’une précision pointilleuse. Hélène Gaudy sait la tâche impossible, elle qui doit élaborer son récit à partir de matériaux lacunaires, de souvenirs absents, de documents familiaux et d’objets par le père accumulés depuis 1988 dans l’atelier parisien du 12e, entre Bastille et gare de Lyon, dont il vient de lui confier la clef. Ce père, jadis professeur dans une école d’art, peintre et poète à ses heures, a amassé là un invraisemblable capharnaüm qui a fini par le pousser dehors. Voilà des mois qu’il n’y est plus venu.

 

Accumuler c’est le contraire d’habiter. C’est combler le moindre espace vide jusqu’à s’exclure soi-même, jusqu’à se remplacer.

[…]

Un monde à son image, mais un monde inhabitable, une seule pièce sans toilettes, sans cuisine, réduite aux seules fonctions vitales qui semblent l’intéresser : garder et regarder.

 

Statuettes fétiches, sculptures, tableaux, livres, enclumettes en fer forgé, bobines de ficelle, flacons de sable de diverses provenances... se sont déposés au fil des ans, au gré des trouvailles, en de multiples strates qui ont fini par sédimenter, que la narratrice archéologue de la mémoire paternelle va gratter patiemment pour tenter de mettre au jour toutes les vies du père, les antérieur[e]s, les embusqué[e]s, sous le prodigieux amoncellement d’un atelier devenu forteresse dont elle détient à présent la clef. Et l’on en vient à douter qu’elle-même puisse résister à l’ensevelissement et mener à bien la mission qu’elle s’est fixée : donner un sens et un ancrage, par le biais des objets, à plus de quatre-vingts ans d’une vie en voie d’effacement.

 

J’enquête sur quelqu’un qui est là, en face de moi, avec qui je bois le café en parlant de tout et de rien, j’enquête sur les autres lui-même, les antérieurs, les embusqués.

 

À travers les objets disparates de l’atelier, les lettres, les carnets et les photographies, une boîte noire et une valise appartenant au père de son père, la fille raconte Jean-Charles en évitant de le passer à la question, en esquivant ce qui s’apparenterait à une effraction.

 

Il faut croire que j’ai peur de briser le fil, que j’espère encore, en m’évertuant à réagencer le passé, réussir à ajourner l’avenir.

 

Prenant soin de ne pas abîmer le lien filial, elle parcourt le matériel secret et mémoriel à la recherche des versions antérieures de lui-même pour relocaliser l’île Jean-Charles dans l’archipel familial, de la manière la plus digne possible, tant il est vrai que l’oubli acte l’inéluctable disparition de soi.

 

J'aime et redoute ce moment où l'écriture ne consiste plus à raconter, mais à agir.

 

Dans ce roman, « Je » et « Il » sont indissociables. Avec cet intéressant parti-pris narratif, exposer le père, c’est immanquablement s’exposer, elle. La narration, non chronologique et morcelée, en archipels elle aussi, déploie le « Je » de la fille en même temps qu’elle déploie la figure d’un « Il », père inconnu et énigmatique. Il est aussi question de transmission.

 

J’ajoute mes îles aux siennes. Je continue sa collection.

 

Petit à petit, à sa manière délicate et impressionniste, Hélène Gaudy éclaire l’obscur, et c’est alors un nouveau territoire, excédant les limites de l’atelier d’artiste et de la stricte cellule familiale, qui se donne à voir — la Seconde Guerre mondiale ; l’entrée en Résistance et en clandestinité des parents de Jean-Charles ; une enfance marquée par la guerre ; l’obligation, pour ne pas se trahir, d’inventer Muzainville, lieu de vie imaginaire hors de toute carte ; la vie à Caen ; le départ pour l’Algérie au début des années 1960 pour y prendre le premier poste d’enseignant ; les premiers émois, les premières amours ; le mariage et la naissance d’Hélène en 1979, après la joie et la bataille de mai 68.

 

Hélène Gaudy prouve, si besoin était, qu’une vie se raconte autant par ce qu’elle laisse voir que par ce qu’elle dissimule, et accomplit la prouesse d’écrire sensiblement et au plus juste un homme de solitude — enfant unique — et de silences — celui imposé dès l’enfance par la clandestinité et ceux de l’âge adulte appelons-les poésie ou rêverie — avant que les souvenirs ne disparaissent faute d’être sollicités, comme tous les chemins qu’on n’emprunte plus❞ qui sévanouissent tôt ou tard sous le fouillis végétal.

 

La plupart des lieux traversés disparaissent, mais il y en a qui surnagent. Rien d’extraordinaire. Un album intérieur constitué d’images fixes qui font notre mémoire.

 Je crois que ces paysages de passage, de vacances, ces paysages tranchés en deux par la lumière, ces morceaux de mur face au lit où l’on dort ou ce fatras d’objets tout au fond d’un tiroir, profondément nous constituent. Je crois que c’est à tout cela que le reste s’accroche, qu’il n’y a pas de souvenir de l’amour sans celui du drap où la joue repose, rien de l’enfance sans la fenêtre d’où on a regardé passer les voitures, aboyer un chien, et rien de ceux qui manquent sans le lieu qu’a marqué leur absence.

 

Il est signifiant que le roman s’ouvre sur l’évocation d’une île de Louisiane qui porte le nom du père ; l’île est, par ailleurs, un motif récurrent chez Hélène Gaudy — du moins dans les titres de ses livres : on pense à Un monde sans rivage (Actes Sud, 2019), Une île, une forteresse (Inculte, 2015) auxquels vient à présent s’ajouter Archipels. L’île de Jean-Charles disparaît lentement mais inexorablement sous les vagues du golfe du Mexique qui s’enfoncent chaque année de plus en plus profondément dans des terres dont 98 % ont été engloutis ces soixante dernières années. Ainsi, en est-il du père pris dans l’écoulement pareillement lent mais inexorable de l’existence qui l’achemine vers sa disparition.

Archipels est une enquête dans laquelle la clef de l’atelier d’artiste donne — en partie — la clef du père, les objets accumulés se substituant aux mots de ce grand taiseux. Ils sont autant de balises mémorielles pour mettre au jour tous ceux que Jean-Charles a été, pour survivre à l’engloutissement et sauver une parcelle de ce qui fut, quitte à questionner les petites cuillers comme le préconisait Perec (L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989).

Un livre qui change agréablement des habituelles écritures de la figure paternelle et montre qu’une autre voie est possible.

 


꧁ Illustration ⩫ ©Elisabeth Wadecki, Marshlands n° 19 (détail), 2024 ꧂


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