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Sauvage, Julia Kerninon, L'Iconoclaste

 

 

  

 

Sauvage

Julia Kerninon

Éditions L'Iconoclaste

304 pages

17/08/2023

20,90 €

 

❝Si vous n'êtes pas capables d'un peu de sorcellerie, ce n'est pas la peine de vous mêler de cuisine. 

Colette, Prisons et paradis

Il semble que tout le monde ait oublié une loi fondamentale : la littérature est une affaire de forme bien avant d'être une histoire de fond. Tout a déjà été dit, tout a déjà été. Nous savons à peu près ce qu'est la vie, parce que nous la vivons. Ce que nous allons chercher dans la littérature, ce que nous devons y chercher, ce n'est pas ce que nous connaissons, mais ce que nous ne connaissons pas. C'est le dépaysement qui est précieux — le désemparement. Nous ne venons pas à la littérature pour nous y sentir familier, mais, au contraire, déplacés. Nous venons écouter une histoire, et nous attendons que les mots soient agencés selon un ordre nouveau. Des sujets, nous n'en manquerons jamais, ou bien nous en manquerons toujours, c'est une question de point de vue seulement. Mais la littérature compose avec les lettres et leur ordonnance, la syntaxe, la grammaire, l'architecture. C'est de ça qu'il est question, et je ne voudrais pas qu'on l’oublie. Il n’y a rien de prosaïque. Il y a les mots posés les uns après les autres, patiemment, cherchant la justesse. 

 

Le désemparement. De la citation qui précède je retiens ce mot pour son double sens. Le désemparement est cette idée d’abandonner le lieu où l’on est, de le priver en quelque sorte de notre présence. C’est aussi faire perdre ses moyens à quelqu’un en l’abandonnant à lui-même, et c’est bien cela qui m’a saisie à la lecture du dernier roman de Julia Kerninon. Être abandonnée à moi-même, seule avec mes interrogations et une pointe de déception.

 

Julia Kerninon, je l’ai découverte avec son tout premier roman, Buvard (Prix Françoise Sagan 2014) paru aux Éditions du Rouergue. J’y avais trouvé une écriture d’une finesse et d’une justesse authentiques. J’avais plongé dans ce huis-clos dans la campagne anglaise pour en ressortir, éblouie, quelque 190 pages plus tard. J’avais retrouvé semblables sensations deux ans plus tard avec Le dernier amour d’Attila Kiss et plus encore avec Ma dévotion en 2018, tous deux publiés toujours aux Éditions du Rouergue. J’avais refermé ces trois livres-là à regret, heureuse de n’avoir pas vu les pages se tourner et triste de devoir quitter ces femmes dont l’autrice, par la force romanesque et la puissance d’évocation de son écriture, avait fait des portraits saisissants, tout en interrogeant les choix que l’on fait, le cheminement intérieur, le dévoilement des sentiments. La façon d’être au monde, finalement. Ces femmes, quelles qu’elles soient, avaient en elles une sauvagerie que j’ai eu bien de la peine à trouver ailleurs que dans le nom d’Ottavia Selvaggio. 

 

Pourtant, Ottavia a le trait commun aux héroïnes de Julia Kerninon : elle est affamée de liberté, prête à se battre pour elle, quitte à laisser, cynique, quelques victimes sur le carreau.

 

Les hommes, c’est bien pour avoir des enfants. Après, on a le droit de reprendre sa vie. 

 

Des enfants, Ottavia en a eu trois avec Bensch qui partage sa vie à Rome.

Le récit s’ouvre alors qu’elle a quarante ans, mais rembobine les années dès le chapitre I pour nous plonger dans la période de l’adolescence quand se sont révélées sa passion pour la cuisine et sa soif de liberté ; la seconde trouvant son expression la plus incarnée dans la première. 

 

Je ne voulais pas faire des plats de mon enfance mais des plats qui la racontent. Je voulais mettre dans ma cuisine la révolte empêchée de ma mère, sa mauvaise grâce pleine de superbe, ses abdications, ses fureurs, ses yeux bleu-noir comme des raisins secs, ses regrets cuisants. Il me faudrait des années pour y parvenir mais je voulais des plats qui parleraient des centaines de livres lus par provocation, les pieds sur la table devant les assiettes vides, les milles ruses, je voulais donner à voir le refus de servir, superbe, tempétueux des femmes de ma famille, le refus catégorique de se livrer totalement à qui que ce soit. 

 

Travaillant un temps au restaurant de son père au côté de Cassio son premier et fulgurant amour, Ottavia ne tarde pas à vouloir s’affranchir de la surveillance paternelle, tout en quémandant constamment son approbation.

 

Quand j'avais le temps, c'était moi qui lui rendais visite à la maison, souvent avec un des garçons que je fréquentais. Au début de cette année-là, l'année suivant le départ de Cassio, j'ai amené des hommes à mon père comme les chats ramènent des oiseaux morts sur les terrasses de leurs propriétaires. 

 

La voilà partie à Paris, où elle rencontre Clem, se fait embaucher par plusieurs restaurants, apprend, apprend avidement avant de revenir à Rome ouvrir son propre établissement au grand dam de son père qui pensait qu’elle lui succèderait. Le restaurant est sa scène de théâtre, là où tout se joue et où étrangement elle ne joue plus. Elle y dédie ses jours et une partie de ses nuits, y sacrifie sa vie et celle de la famille qu’elle a fondée avec Bensch.

 

Le travail, c’est de l’amour […] 

 

Hormis cette froide certitude, beaucoup de doutes habitent cette jeune femme à l’ambition inquiète, confuse, agitée de contradictions, passionnée, indomptable, éprise de bougeotte tant géographique qu’amoureuse... au risque de paraître superficielle. Son amer aurait pu être sa famille, ses enfants, Bensch ; non, son amer est son restaurant. 

 

[…] l’amour, c’est du travail 

 

Voilà qui est surprenant, ma foi, venant d’une personne dont il est permis de douter qu’elle ait jamais accordé du temps à ses amours, même pas le minimum vital. Ses parents s’aimaient et pourtant sa mère a quitté son père pour aller passer sa retraite dans les brumes de la plaine du Po. Une mère qu’Ottavia ne comprendra que bien plus tard, une fois sa colère ravalée.

 

Et pour la première fois, j'avais douté de ma colère, douté de la légitimité de ma colère. Depuis ma naissance, je pensais que nous luttions à la loyale. Je pensais que j'avais mes raisons de lui en vouloir. Je pensais que j'avais raison, de manière générale. Quand je parlais d'elle, je disais toujours qu'elle était dure, qu'elle était exigeante, expéditive, intolérante, j'oubliais de parler de tout ce qu'elle était d'autre. 

 

Dure, exigeante, expéditive, intolérante ... comment ne pas y voir une image d’elle-même ?

 

Ma lecture fut laborieuse, au bord de l’ennui à l’évocation de cette jeune femme  dont la liberté s’est prise au piège de l’ambition

 

La liberté qu’on a abandonnée autrefois et qu’on ne nous rendra pas, il faudra la prendre. 

 

et qui, au moment où Clem revient dans sa vie pour faire vaciller le peu qui reste d’équilibre, s’interroge sur les routes qu’elle aurait pu prendre et qu’elle n’a pas prises, les hommes qu’elle aurait pu suivre et qu’elle n’a pas suivis.  

 

Avec ce cinquième roman, Julia Kerninon poursuit de croquer ces femmes toutes différentes et pourtant si semblables dans leur quête de liberté : Liv Maria, Theodora, Helen, Caroline et à présent Ottavia qui n’en est hélas qu’une copie falote et superficielle malgré sa fougue que j’ai confondue par moments avec une agitation futile et vaine. Bien plus profonds sont les hommes qui la croisent et font un bout de chemin avec elle. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la lettre que lui adresse Bensch au chapitre X.

 

Tout a déjà été dit, écrit Julia Kerninon.

 

C’est vrai et de manière bien plus convaincante dans ses romans précédents, si je veux être sincère. Est-ce parce que j’ai trouvé qu’elle peinait à renouveler l’art du portrait que mon avis est tiède ? Peut-être après tout. Et si la qualité de l’écriture est bien là s’autorisant quelques écarts formels, telles les pages 139-140 privées de ponctuation, Sauvage est le premier livre de l’autrice que je referme sans regret, soulagée même d’en avoir fini car, contrairement à ce qu’écrit Julia Kerninon citée en exergue de ce billet, la littérature est pour moi une histoire de fond avant d’être une affaire de forme. Et idéalement, elle est les deux bien sûr.

Le fond ? La forme ?

 

La forme, c’est le fond qui remonte à la surface, disait Victor Hugo.

 

J’ai eu l’impression qu’il me fallait choisir et n’y ai pas trouvé mon compte.


꧁ Illustration ⩫ Jean-Baptiste-Siméon Chardin, La Table d'office, c. 1763 ꧂ 


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