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Tenir sa langue, Polina Panassenko, L'Olivier

 

 

 

Tenir sa langue

Polina Panassenko

Éditions de L'Olivier

192 pages

19/08/2022

18 €

Premier roman

Nous sommes les enfants d'une langue. C'est cette identité que je revendique.

Vassilis Alexakis, La Langue maternelle

L’accent est ma langue maternelle.

 

Tenir sa langue — merveilleuse polysémie du titre de ce premier roman largement autobiographique —, c’est au sens premier une injonction à se taire, garder pour soi un secret, rester sur son quant-à-soi.

Tenir sa langue, pour Polina Panassenko, c’est garder vivante sa langue maternelle, retenir le russe, l’affirmer, le préserver, le protéger de l’effacement qui le menace depuis que la famille est arrivée en France, en 1993, peu après la chute de l’URSS. 

Tenir sa langue, c’est faire acte de résistance quand le recours à la langue maternelle recule et qu’avec ce recul se fragilise une part constituante de l’identité.

 

Tenir sa langue est le roman d’un appui à retrouver, d’une perte à réparer.

 

J’ai perdu mon prénom russe. En sortant de la mairie, je me repasse en tête tout le temps où j’ai cru que je l’avais encore alors que je ne l’avais plus. Je l’ai perdu à Saint-Étienne. Sans même m’en rendre compte. Ça me donne envie d’y retourner. Comme si je pouvais le trouver quelque part sur le chemin entre chez moi et le collège.

 

Polina est devenue Pauline. Ce prénom francisé que l’administration voit comme une chance et le gage d’une intégration réussie n’est que la marque tenace de l’exil — exil de la Russie comme de soi-même. Écrire Pauline, c’est biffer la filiation pour celle qui porte le prénom que la grand-mère juive, fuyant les pogroms d'Ukraine en 1954, avait dû russiser —  Pessah devenant Polina. Polina / Pauline, phonétiquement proches et pourtant lointaines. Pauline est une autre. Les trois lettres changées l’allègent du poids d’une histoire dont elle ne souhaitait pas se défaire. Accepter Pauline serait une manière de fuir, de se cacher, de nier la filiation et refuser la transmission. Et cela ne peut se concevoir pour l’autrice qui, au moment où s’ouvre le roman, a entamé les démarches pour récupérer le prénom reçu à la naissance. 

 

Tenir sa langue, c’est tenir sa place.

 

Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur […]. 

Je veux croire qu’en France, je suis libre de porter mon prénom de naissance. 

Je veux prendre ce risque-là. 

Je m’appelle Polina.

 

L’adulte qu’elle est devenue observe l’enfant qui avec ses parents et sa sœur aînée a quitté la Russie de Boris Eltsine. Tous les quatre y ont laissé des souvenirs — la queue interminable à l’ouverture du premier McDo, l’arrivée des chars, grosses boîtes kaki avec une sorte de kaléidoscope intégré, les repas du Nouvel An préparés grâce à la Neprikosnovenyï Zapas. Réserve intouchable❞ qui sert à agrémenter les menus de fête — mais aussi les grands-parents, le petit deux-pièces communautaire de l’avenue Lénine et Tobik l’énorme peluche que Polina a dû abandonner. La Russie est devenue un lieu de villégiature estivale lorsque, russes dehors, français dedans, ils reviennent à la datcha auprès des grands-parents ; mais c’est aussi et avant tout un prénom, une langue, une identité complexe.

 

À Saint-Étienne où la famille s’est installée, on suit les aventures quotidiennes de la jeune Polina qui apprend à évoluer dans une géographie nouvelle faite d’incessants allers-retours entre deux lieux, deux cultures, deux langues.

 

Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l’abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m’amène de nouveaux mots, vérifie l’état de ceux qui sont déjà là, s’assure qu’on n’en perd pas en route. Elle surveille l’équilibre de la population globale. Le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d’un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. Ils s’installent avec les russes, parfois même copulent, jusqu’à ce que ma mère les attrape. En général, ils se piègent eux-mêmes. Il suffit que je convoque un mot russe et qu’un français accoure en même temps que lui. Vu ! Ma mère les saisit et les décortique comme les crevettes surgelées d’Ochane-Santr’Dieu. On ne dit pas garovatsia. On dit parkovatsia ou garer la voiture. La prochaine fois que garovatsia arrive je lui dis non, pousse-toi, laisse passer parkovatsia.

 

Ceux qui ont déjà vécu un déracinement, fût-il temporaire, reconnaîtront dans ce truculent roman d’apprentissage une réflexion pleine de justesse sur le passage des frontières ainsi que sur les déplacements lexicaux qui accompagnent les déplacements géographiques. Le français et le russe coexistent, mais se mélangent peu ; au premier les mots du dehors, au second ceux du dedans ; à l’un ceux de l’école, à l’autre ceux du foyer.

 

Russe à l’intérieur, français à l’extérieur. Ce n’est pas compliqué. Quand on sort, on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l’ascenseur. Sauf s’il y a des voisins. S’il y a des voisins, on attend. Bonjour. Bonjour. Quel étage ? Bon appétit. Il faut bien séparer, sinon on risque de se trouver cul nu à l’extérieur.

 

L’enfant redoutablement perspicace bouscule le français, l’enrichit de sonorités et de trouvailles cocasses donnant à cette langue étrangère un vague et rassurant air de famille avec la langue maternelle. À la materneltchik qui sent le parapluie mal séché, Pauline devient l’amie de Philiptchik qui de manière assez symbolique a lui aussi un problème avec la langue. 

Et le français à son tour de bousculer le russe :

 

Il semblerait que si je dis Sava ?, l’autre va comprendre que je demande comment il se porte. Et si je dis Sava ! on comprendra que je vais bien. Je ne sais pas pourquoi. À Moscou, sava veut dire hibou. Je ne sais pas pourquoi ici il faut dire hibou pour se donner des nouvelles.

 

On a beau esquisser un sourire amusé devant tant de candeur enfantine, on perçoit, sous-jacente, la violence d’être locuteur natif d’une langue qui, du jour au lendemain, ne permet plus d’être compris ni de comprendre les autres, et l’isolement qui s’en suit. C’est déstabilisant de devoir parler et écrire dans une langue qui n'a pas les mêmes souvenirs que soi.

 

Mon regret est que ce roman, frais et profond, souffre d’une construction paresseuse qui se résume à une juxtaposition d’anecdotes passées et de saynètes du quotidien. Elle aurait mérité d’être plus travaillée pour éviter un petit côté artificiel qui est d'autant plus dommage que le propos, lui, est adroit et la langue, bien que d'adoption, précise. La manière qu'ont certains auteurs de manier admirablement — à l'oral comme à l'écrit — une langue qui n'est pas la leur ne laisse pas de m'épater. 

 

Tenir sa langue parle des origines, évoque le tiraillement, le vertige parfois, entre deux façons d’être au monde et, sous couvert d’humour souvent caustique, soulève des questions essentielles. De quelles histoires sommes-nous constitués ? Qu’emporte-t-on avec soi sur le chemin de l’exil, et auquel on ne saurait renoncer ? 

Tenir sa langue est une manière de rapatriement après l’exil. Tenir pour ne pas trahir, pour survivre au choc du déracinement tout en continuant à tracer son propre sillon.

 

Ce roman a reçu le prix Femina des lycéens 2022.


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