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Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, Harper Lee, Le Livre de Poche

 

 

Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur

Harper Lee

Le Livre de Poche

320 pages 

23/08/2006Isabelle Stoianov, Traductrice

6,90 €

1re édition française, Le Livre contemporain, 1961

To Kill a Mockingbird, J. B. Lippincott & Co, 11/07/1960 

Premier roman (États-Unis)

 "I have a dream today!

I have a dream that one day, down in Alabama, with its vicious racists,

with its governor having his lips dripping with the words of "interposition" and "nullification" - one day right there in Alabama little black boys and black girls will be able to join hands with little white boys and white girls as sisters and brothers."

Martin Luther King, Jr. 28 Août 1963, Lincoln Memorial, Washington D.C.

 « — Scout, dit Atticus, cet été il te faudra te maîtriser pour des choses autrement plus graves... c'est injuste pour Jem et pour toi, je le sais, mais il faut parfois donner le meilleur de soi-même et la façon dont nous réagissons dans les moments cruciaux... enfin, tout ce que je peux te dire, c'est que, quand vous serez grands, Jem et toi, vous repenserez peut-être à ceci avec un peu de compassion et le sentiment que je ne vous ai pas déçus. Cette affaire Tom Robinson comporte un cas de conscience essentiel ; Scout, je ne pourrais plus aller à l'église et assister à l'office divin si je n'essayais pas d'aider cet homme. »

  

Monument de la littérature américaine, prix Pulitzer en 1961, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est le 1er roman de Harper Lee et il faillit bien être le seul... jusqu'à ce que paraisse le désolant Va et poste une sentinelle en 2015. Ce roman des superlatifs aux critiques élogieuses connut dès sa sortie un succès retentissant aux États-Unis, sa publication coïncidant fortuitement avec le mouvement afro-américain des droits civiques de juillet 1960.

 

Pour nous conter l’histoire de Maycomb, indolente bourgade fictive du Sud rural au moment où s’ouvre le procès pour viol d’une adolescente blanche par un père de famille noir, Harper Lee a choisi la rétrospection. Écrit dans les années 1950, le roman raconte ce moment où Jean Louise 'Scout' Finch, devenue une jeune femme, se retourne sur son passé, revient sur ses souvenirs d’enfance et nous immerge avec elle dans l’Alabama ségrégationniste des années d’après la Grande Dépression. 

 

« Les gens se déplaçaient lentement alors. Ils traversaient la place d’un pas pesant, traînaient dans les magasins et devant les vitrines, prenaient leur temps pour tout. La journée semblait durer plus de vingt-quatre heures. On ne se pressait pas, car on n’avait nulle part où aller, rien à acheter et pas d’argent à dépenser, rien à voir au-delà des limites du comté de Maycomb. Pourtant, c’était une période de vague optimisme pour certains : le comté venait d’apprendre qu’il n’avait à avoir peur que de la peur elle-même. »

 

Cet été-là, pourtant, un procès va venir secouer la torpeur caniculaire et tirer les deux communautés de leur somnolence avec ce que cela suppose d’intimidations latentes ou patentes. 

 

Atticus Finch, avocat respecté et père de la narratrice, a été commis d’office pour défendre Tom Robinson. Veuf d’une sagesse imperturbable qui m’a parfois exaspérée, Atticus Finch, figure idéalisée de la justice dans ce qu’elle a de plus noble, aurait gagné à avoir quelques rugosités. Désolée, Atticus, vous êtes trop lisse pour être vrai

 

« Mais tâche de te mettre cinq minutes à la place de Bob Ewell. Durant ce procès, j’ai détruit ce qui lui restait de crédibilité, si tant est qu’il en ait jamais eu. Il fallait qu’il réplique d’une façon ou d’une autre. Ce genre d’homme ne peut pas en rester là. Alors, si le fait de m’avoir craché à la figure et menacé a pu épargner quelques coups supplémentaires à Mayella, j’en suis heureux. S’il devait se défouler sur quelqu’un, autant que ce soit sur moi plutôt que sur ses enfants. Tu comprends ? »

 

et votre vision trop optimiste pour me convaincre ! 

 

« Une salle d’audience est le seul endroit où un homme a le droit à un traitement équitable, de quelque couleur de l’arc-en-ciel que soit sa peau. »

 

No kidding, Atticus?

 

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un vrai roman du Sud en cela qu'il est ancré dans un territoire aux frontières bien dessinées, avec ce que cela suppose de clichés éculés car, même si le récit du procès présente quelque intérêt, son issue ne laisse aucun doute quand la couleur de la peau décide du verdict.

 

« Il y a quelque chose dans notre monde qui fait perdre la tête aux hommes. Ils ne pourraient pas être justes s'ils essayaient. Dans nos tribunaux, quand c'est la parole d'un homme blanc contre celle d'un Noir, c'est toujours le Blanc qui gagne. C'est affreux à dire mais c'est comme ça. »

 

Suspens éventé, rebondissements absents, plaidoiries convenues, bruissements du public attendus… bref, levons les yeux au ciel et passons vite à autre chose !

 

N’allez cependant pas en déduire que tout est du même tonneau et que les personnages tiennent eux aussi de la caricature. Harper Lee brosse des personnalités complexes, évite tout manichéisme et ouvre la réflexion sur ce que sont les relations humaines dans une petite ville où tout le monde se connaît depuis toujours, où les communautés blanche et noire s’évitent sans trop de heurts jusqu’à ce jour où…

 

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un roman de justice qui montre sans équivoque qu’il restait beaucoup à accomplir dans les années 1930 pour que disparaissent les inégalités raciales malgré le vote des 13e et 14e amendements de la Constitution des États-Unis quelque 60 ans plus tôt.

 

« Vois-tu Scout, il se présente au moins une fois dans la vie d'un avocat une affaire qui le touche personnellement. Je crois que mon tour vient d'arriver. Tu entendras peut-être de vilaines choses dessus, à l'école, mais je te demande une faveur : garde la tête haute et ne te sers pas de tes poings. Quoi que l'on dise, ne te laisse pas emporter. Pour une fois, tâche de te battre avec ta tête...elle est bonne, même si elle est un peu dure.

—    On va gagner Atticus ?

—    Non, ma chérie.

—    Alors pourquoi...

—    Ce n'est pas parce qu'on est battu d'avance qu'il ne faut pas essayer de gagner. »

 

Si les heures du procès n’ont pas retenu mon attention outre mesure, c’est aussi en partie parce que j’avais mieux à faire à courir derrière Scout, espiègle garçon manqué au grand dam de sa tante Alexandra :

 

« Le problème de mes vêtements rendait tante Alexandra fanatique. Je ne pourrais jamais être une dame si je portais des pantalons ; quand j'objectais que je ne pourrais rien faire en robe, elle répliqua que je n'étais pas censée faire des choses nécessitant un pantalon. La conception qu'avait tante Alexandra de mon maintien impliquait que je joue avec des fourneaux miniatures, des services de thé à poupées, que je porte le collier qu'elle m'avait offert à la naissance - auquel on ajoutait peu à peu des perles ; il fallait en outre que je sois le rayon de soleil qui éclairait la vie solitaire de mon père. Je fis valoir qu'on pouvait être un rayon de soleil en pantalon, mais Tatie affirma qu'il fallait se comporter en rayon de soleil, or, malgré mon bon fond, je me conduisais de plus en plus mal d'année en année. Elle me blessait et me faisait constamment grincer des dents, mais, quand j'en parlais à Atticus, il me répondit qu'il y avait déjà assez de rayons de soleil dans la famille et que je n'avais qu'à continuer à vivre à ma façon, peu lui importait la manière dont je m'y prenais. »

 

J’étais bien trop occupée à arpenter avec elle, Jem et Dill leur ami, les rues que bordent les maisons des Radley, de miss Maudie et de la revêche Mrs Dubose, à piétiner les parterres fleuris et sauter les barrières grillagées, quitte à y laisser un fond de culotte !

 

Serait-ce aller trop loin d’écrire que ce roman ne vaut que pour la voix de cette petite fille et le regard candide qu’elle pose sur les événements, sa ville, sa famille, ses amis, ses voisins tels qu’elle se les remémore, décillée, quelques années plus tard ? 

 

Cocktail d’intelligence et de naïveté, de folle témérité et de crainte enfantine, Scout est pétillante.

 

« Je dis que j'étais ravie, ce qui était un mensonge, mais on ne peut mentir dans certaines circonstances et on doit le faire quand on est impuissant devant les choses. »

 

Elle est une force vive dont la candeur met en lumière les bassesses et autres mesquineries qui émaillent la vie de la petite communauté de Maycomb. Ne pas s'attacher à elle, c'est courir le risque de passer à côté de ce roman.

 

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un roman de la perte de l'innocence où l’autrice s’autorise à aborder les thèmes essentiels du point de vue d'une enfant délurée. Et ça marche. C’est là une autre des grandes réussites de ce roman : cette écriture distanciée par rapport au moment des événements, qui n’empêche pourtant pas la spontanéité. En adoptant ce point de vue particulier, Harper Lee écrit un roman naturellement plus authentique. Quand elle se met enfin à raconter, Scout a certes grandi, ses repères ont bougé, certaines de ses convictions ont été ébranlées, d’autres affermies, mais Harper Lee lui a conservé sa fraîcheur. C’est cocasse, enlevé, pas toujours aussi pertinent que souhaité ou attendu, mais qu’importe !

 

Vous l’aurez compris, c’est à la 1re partie, à cette chronique douce-amère de l’enfance, que va ma préférence. Dans ces journées qui s’étirent mollement, traversées d’émotions fortes et de frissons exquis, se coule une mélancolie qui résonne avec nos souvenirs de jeunesse quand on s’imaginait qu'il suffisait de tourner le coin de la rue pour vivre des aventures insensées. Les vacances d'été allégeaient nos jours et le temps s’alentissait pour nous laisser tout loisir de vivre mille et une péripéties nées de notre bouillonnante imagination.

 

« L'idée d'un fiancé permanent ne compensait que médiocrement son absence : je n'y avais jamais songé mais, à mes yeux, l'été c'était Dill en train de fumer de la ficelle au bord de la mare, les yeux brillants de Dill quand il élaborait des plans compliqués pour faire sortir Boo Radley ; l'été c'étaient ses baisers furtifs dès que Jem avait le dos tourné, les impatiences qui nous prenaient parfois. Avec lui, la vie était banale, sans lui, elle devenait insupportable. »

 

Le récit, porté par la voix sincère et le regard naïf de Scout à deux âges de sa vie, baigne dans une atmosphère que l'on croirait empruntée au merveilleux. Qui est donc Boo Radley, ce voisin que Dill cherche vainement à faire sortir de chez lui ? Qui donc dissimule de petits trésors chaque jour au creux du vieil arbre ? Quel est cet effluve malodorant qui flotte chez l’acariâtre Mrs Dubose et, d'ailleurs, pourquoi cette vieille dame est-elle si bilieuse ? Comme pour tous les contes, certains aspects resteront nébuleux. Ainsi ne saura-t-on rien de la maladie qui a emporté l’épouse d’Atticus. On n’en saura pas plus sur les parents de Dill. Quant à Boo Radley, tout ce que je peux vous dire sans gâcher la fin, c'est que ce nom est passé dans le langage courant pour désigner une personne inquiétante... dotée d’un certain charme !

 

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un roman où la tendre insouciance de l’enfance se trouve confrontée à l’horreur de l’injustice à une époque encore corsetée de préjugés, où chacun doit tenir sa place et agir selon ce qui est attendu : ces dames jardinent, font du crochet ou des pâtisseries, vont chez l’une ou l’autre pérorer autour d’une tasse de thé, ces messieurs vaquent à leurs occupations sérieuses pendant que les Noirs, gens de peine cantonnés aux corvées, sont d'autant mieux tolérés qu'ils savent se rendre invisibles.

 

C’est aussi un roman de la transmission, de ce que les parents choisissent de transmettre à leurs enfants, en leur faisant suffisamment confiance, comme le font Atticus ou Calpurnia leur servante noire et mère de substitution, pour se forger leurs propres convictions et agir selon leur cœur.

 

« [...] je n'ai jamais compris comment Atticus avait su que j'écoutais. Et ce n'est que bien des années plus tard que je me rendis compte qu'il voulait que j'entende chacune de ses paroles. »

 

Enfin, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un roman où le talent premier de l’autrice est de nous parler avec la voix de l'enfance et, sans surprise, les enfants sont les personnages les mieux réussis. Les relations de Scout avec son grand frère Jem, où l’adulation le dispute à l’agacement, où la complicité certains jours s'étiole, sonnent juste. Leur imagination où se logent des peurs irrationnelles se trouve confrontée au monde réel, lui aussi menaçant, mais autrement plus dangereux. Tout au long du roman, avec eux, on glisse imperceptiblement de l’imagination au réel, de l’innocence au drame et retour, avant que la fin ne vienne lever un coin du voile.

 

On a souvent écrit ici ou là que Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un roman universel bien qu'il soit circonscrit à une période précise de l’histoire américaine et à un territoire donné. Cela tient vraisemblablement à la construction de la narration en double je qui nous fait oublier que la femme qui raconte n’est plus une petite fille. Harper Lee arrive avec bonheur à juxtaposer les perspectives de l’adulte et de l’enfant dans un style simple et vif qui fait tout le charme de ce bildungsroman attachant que j'ai eu grand plaisir à découvrir enfin en français. Il n'est jamais trop tard !

 

Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur est le choix de Jean-Baptiste Andrea pour la sélection anniversaire 5 ans des 68 premières fois.


꧁ Arrière-plan ⩫ Emily Grace Corley, Alabama ꧂


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