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Auteur ? passeur ? interprète ? Qui est le traducteur ?

꧁ Salvador Dali, L'Image disparaît, 1938 ꧂
꧁ Salvador Dali, L'Image disparaît, 1938 ꧂

 

 

 

Le traducteur est un écrivain qui a la chance de ne pas chercher ce qu'il a à dire.  [...] Joie de l’écriture dont on n’est  pas responsable.

Georges-Arthur Goldschmidt 

  

La traduction permet de vivre dans plusieurs temps à la fois : le nôtre, biologique et chronologique et tous les temps passés, toutes les histoires passées que véhiculent les œuvres que nous traduisons.

 André Markowicz

Un auteur ?

 

Au regard de la loi, le traducteur a en effet le statut d’auteur. Ce qui implique que son nom doit figurer non seulement dans le livre, mais aussi en couverture (reconnaissons que cette pratique est très rare, son nom se trouve souvent relégué en 4e de couverture). Il perçoit 1 à 2 % des droits d’auteur et nul ne peut plagier son travail qui est protégé.

Juridiquement donc le traducteur est un auteur. Mais dans les faits, le traducteur est avant tout au service d’un auteur, celui qui a imaginé une histoire, bâti une intrigue, révélé des personnages, noué leurs relations, etc. Autant de contraintes dont le traducteur n’a cure, comme l’a écrit le cynique Goldschmidt, puisqu’il se met au service d’un déjà-là.

Un  passeur ?

 

Le traducteur doit savoir s'effacer derrière l'auteur. Il doit aussi être au service du texte et il existe certains livres qui sont admirables dans le fond, mais fort mal écrits. La traduction peut les améliorer.

Peut-on alors parler d'adaptation ? Ce que confiait le réalisateur François Truffaut à la Revue des lettres modernes est à mon avis transposable à la traduction.

꧁ Jean Luc Godard & François Truffaut sur le tournage de Fahrenheit 451 ꧂
꧁ Jean Luc Godard & François Truffaut sur le tournage de Fahrenheit 451 ꧂

Opposer fidélité à la lettre et fidélité à l'esprit me paraît fausser les données du problème de l'adaptation si toutefois problème il y a... Aucune règle possible, chaque cas est particulier. Tous les coups sont permis hormis les coups bas ; en d'autres termes, la trahison de la lettre ou de l'esprit est tolérable si le cinéaste ne s'intéressait qu'à l'une ou l'autre et s'il réussit à faire : a) la même chose ; b) la même chose, en mieux ; c) autre chose, de mieux. Inadmissibles sont l'affadissement, le rapetissement, l'édulcoration...

François Truffaut

꧁ Marie-Denise Villers, Autoportrait présumé, 1801 ꧂
꧁ Marie-Denise Villers, Autoportrait présumé, 1801 ꧂

 Idéalement un traducteur aurait l'épaisseur d'une feuille de papier

Éric Boury,

traducteur notamment de 

Arnaldur Indriðason, Sigrídur Hagalín Björnsdóttir, Jón Kalman Stefánsson, Auður Ava Ólafsdóttir, Stefán Máni, Árni Thórarinsson, Eiríkur Örn Norddahl

 

 

Ainsi, le traducteur est-il face à un véritable paradoxe : une bonne traduction, celle qui a su trouver le juste équilibre entre traduction littérale et expression idéale, est également celle que l'on ne remarque pas, celle pour laquelle on ne loue que le style de l'auteur. Le traducteur doit alors se faire le révélateur, le passeur de l'auteur vers une autre langue et surtout une autre culture, tout en veillant à ne pas trahir le ton de l'auteur. Traduire, c'est ouvrir les frontières linguistiques et culturelles, car un texte dans une autre langue est d’abord une zone non habitable. On est en droit de se demander si c'est la langue qui fait la culture ou l’inverse.

 

Un livre n’est jamais traduit, il est emporté dans une autre langue.

Marguerite Duras

 

Le traducteur s'efface sur la pointe des pieds pour permettre aux lecteurs de découvrir de nouveaux auteurs étrangers. En cela, la traduction ne met pas au monde un texte, elle lui donne une seconde vie, un second souffle.

 

Tant il est vrai qu'un traducteur ne traduit pas pour un auteur mais pour un lecteur, car c’est lui qu’il doit garder à l’esprit quand les choses se compliquent. Lorsque le lecteur se trouve plongé dans un livre, il ne réfléchit pas toujours à la langue dans laquelle il a été écrit, et c'est très bien comme ça. Une bonne traduction ne doit pas se sentir, elle ne doit pas être un obstacle à la lecture. Le traducteur doit évidemment comprendre la langue de départ (source), mais surtout maîtriser la langue d'arrivée (cible).

 

On m’a prise dans un jury spécialisé dans les traductions des pays de l’Est, dont je ne parle aucune des langues. De bonnes âmes m’ont fait savoir que j’étais sans doute incompétente puisque je ne connaissais pas les langues d’origine. C’est vrai, mais j’ai dit, vous comprenez, vous êtes dans une voiture, il y a un beau paysage, vous êtes capable de dire si le pare-brise est sale ou propre. 

Agnès Desarthe, lors d'une réunion pour le choix du Prix Coindreau

 

Autant tordre le cou tout de suite à une idée reçue : une personne parfaitement bilingue ne fait pas nécessairement un bon traducteur. Savoir écrire en français ne fait pas de quelqu’un un écrivain, tout comme parler un bon français ne nous transforme pas tous en de grands orateurs. De la même manière, savoir parler ou écrire deux langues ne signifie pas automatiquement que l’on peut les traduire. Comme tout métier, celui-ci aussi possède ses techniques, ses conventions, ses méthodes, ses exigences. Tout cela s’apprend et est sans rapport avec le fait de parler plusieurs langues.

꧁ Johannes Vermeer, La Leçon de musique, circa 1662-1665 ꧂
꧁ Johannes Vermeer, La Leçon de musique, circa 1662-1665 ꧂

 

 

 

 

La traduction est un questionnement permanent : quel degré de liberté on s'autorise à prendre avec le texte pour en rendre le contenu, la teneur, mais aussi la musicalité. Parce que dans tout texte, il y a ce qui est écrit et puis ce qu'il y a entre les lignes, la multitude de sens.  

Céline Curiol

 

 

 

Un interprète ?

 

La traduction est un espace sans certitude.

Pour Umberto Eco (Dire presque la même chose, expériences de traduction, Grasset, 2007, traduction de Myriem Bouzaher), les traducteurs négocient au coup par coup pour trouver la solution qui semble la plus juste. Partant, il considère la traduction comme une contribution critique à la compréhension de l'oeuvre.

 

Oui, le traducteur est aussi, et parfois avant tout, un interprète au même titre qu’un musicien ou qu’un comédien. Il est également un artisan qui peaufine longuement un texte, procédant à quelques ajustements mystérieux. Il se sent artiste interprète quand il joue un dialogue en l’écrivant, quand il réfléchit au niveau de langue qu’il va employer pour faire vivre un personnage ou coller au ton d’un narrateur. Son vrai travail consiste à retranscrire dans sa langue maternelle les mots d’un autre, de la plus belle façon possible. 

 

Quand un traducteur lit un texte, il ne peut s’empêcher de l’entendre, et cette sensibilité auditive est un point d’appui important dans sa démarche de traduction. Il lui faut donc travailler autant l'oreille que la main, car la justesse est un des piliers d’une bonne traduction. Pour cela, il faut sans cesse affiner sa maîtrise de la langue, porter son attention au français. Être traducteur est bien plus qu’une profession, c’est un état permanent dans lequel il faut toujours avoir l’oreille tendue pour entendre comment les gens parlent, selon leur âge, leur milieu, leur histoire. Lire, lire encore et beaucoup, de l’ancien, du contemporain, des essais, des romans, de la poésie. De tout. Entendre, de mieux en mieux, lhistoire d'un mot, son étymologie, ses liens souterrains avec d’autres mots dans d’autres langues. Et ne jamais cesser de travailler sa langue maternelle pour entendre son rythme, comprendre sa logique intime, saisir ses subtilités.

 

Traduire, c’est aussi un peu écrire, forcément. 

 

Alors, auteur ? passeur ? interprète ?

Le traducteur est tout cela et bien plus ; il est un ambassadeur de loeuvre traduite. 


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Commentaires: 2
  • #1

    Blanche (jeudi, 30 septembre 2021 15:21)

    Bonjour,
    j'ai lu avec beaucoup d'intérêt vos deux textes sur la traduction et aimerais les partager avec mes étudiants en traduction au début du semestre. Me le permettez-vous? Quelle source dois-je indiquer?
    Merci par avance

  • #2

    Christine (jeudi, 30 septembre 2021 15:56)

    Bonjour Blanche,
    merci de votre intérêt pour ces billets écrits il y a quelque temps déjà, canevas de deux de mes interventions en milieu universitaire auprès d'étudiants anglophones et germanophones. Vous pouvez, bien sûr, les partager ; ils sont là pour ça ! J'espère qu'ils ouvriront sur de riches discussions. Quelle source citer ? Mon site, tout simplement.