
Premières plumes
Charlie Gilmour
Éditions Métailié
304 pages
12/01/2024
22,50 €
Traduction Anatole Pons-Reumaux
Featherhood, A Memoir of Two Fathers and a Magpie
Weidenfeld & Nicolson, 27/08/2020
Premier récit
❝Ce qu’on dit de soi est toujours poésie.❞
Ernest Renan
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❝Je repense aux jours de la pie à la ferme, au frisson de la voir s'éloigner et celui, encore plus grand, de la voir revenir vers moi. Un oiseau qui revient toujours pourrait être un antidote au deuil.❞
Premières plumes est de ces récits qui tout en s’écrivant au présent, se retournent vers le passé pour mieux regarder vers l’avenir. Le Je de Charlie Gilmour, trentenaire, est la matière même de ce récit autobiographique et introspectif qui explore la mémoire, en sonde les pénombres, tente de suturer de vieilles plaies, de faire ses deuils, de donner un sens à la vie vécue jusque-là pour tracer un chemin vers la lumière.
Premières plumes est une quête donc, que rend plus explicite encore le titre original Featherhood : a Memoir of Two Fathers and a Magpie. A memoir, un livre de souvenirs, et je regrette que le jeu sur les mots fatherhood/featherhood n’ait pas survécu au passage en français. Pas facile, cela dit !
À la fois enfant biologique du poète et dramaturge Heathcote Williams et fils adoptif de David Gilmour ancien guitariste et chanteur de Pink Floyd, Charlie, jeune homme inquiet, s’interroge sur ce que l’on hérite de son géniteur, a fortiori quand ce dernier a faussé compagnie à sa femme, Polly Samson, et son bébé, et esquive depuis bien maladroitement toute tentative de rencontre.
❝On ne devient pas forcément celui qu’était son géniteur. L’acquis l’emporte sur l’inné. Il le faut.❞
Charlie peut-il retrouver un temps perdu, un temps qu’il n’a presque pas connu, un temps qui a à peine existé, parce que Heathcote, poète fantasque et père lamentable, les a abandonnés très tôt après sa naissance, sans explication ni remords ?
❝Je ne sais même pas vraiment pourquoi je pleure. Je ne comprends pas comment tout ça a encore du pouvoir sur moi. Comment un rien, une absence, une absence qui a été comblée, peut-il encore laisser une trace ? Comment peut-il me réduire à ça ? C’est pourtant ce qui est en train de se passer. Exactement comme quand j’avais douze ans. Une espérance compliquée. Un sentiment de culpabilité et de honte. […] Heathcote a toujours été une force perturbatrice dans ma vie.❞
Comme beaucoup de premiers romans, Premières plumes est une autobiographie et une quête, ici celle du père absent et d’un modèle.
❝Dans ma vie tout du moins, David a été le parfait contraire de Heathcote : compétent, fiable, présent. Un homme calme, modeste, qui s’exprime par la musique bien sûr, mais le plus souvent par de gentilles attentions. Je ne lui ai pas toujours rendu la pareille. Ça n’a pas toujours dû être facile pour lui de devoir rivaliser avec le père fantasmé qui vivait dans ma tête. Comment un simple mortel qui se gratte les fesses, se cure le nez, va chercher les enfants à l'école, monopolise la télécommande et prépare le dîner pouvait-il rivaliser avec le génie-sorcier-poète de mon imagination ? Uniquement en étant fiable et présent quand l’autre ne l’était pas.❞
Quête aussi de sa propre identité, celle d’un pardon à accorder pour une hypothétique réhabilitation de la figure paternelle. Pourtant à l’heureuse différence de bon nombre de premiers romans autobiographiques, le récit de Charlie Gilmour n’est jamais larmoyant ni écrit les mâchoires serrées, refermées sur un quelconque os à ronger. Il n’écrit pas pour régler ses comptes, encore que l’ardoise laissée par Heathcote soit salée et que les mots du fils, quand il écrit pour résoudre l’énigme du père, soient parfois durs, même après la mort de ce dernier alors qu’aidé de ses demi-sœurs, Charlie met au jour ce qu’il reste des archives paternelles sauvées in extremis de la moisissure.
❝Je dois lutter pour m’empêcher de le rejeter définitivement dans le camp du mal. Le mal est inexplicable, et le comportement de Heathcote est une chose que j’ai désespérément besoin de comprendre.❞
comme plus loin
❝J’attaque le corpus de mots et d’images comme un oiseau charognard, cherchant la plaie qui cédera à mon bec inquisiteur, la blessure originelle qui percera l’homme à jour. Je détache des couches de peau, je picore des os, j’approche du cœur du problème à petits coups de bec. Une biographie en patchwork semble émerger ; une ébauche d’histoire racontée par fragments excavés des poubelles.❞
Il est remarquable que Charlie Gilmour évite les écueils habituels de ce genre d’écrits grâce à une franchise — il ne cache rien de son séjour en prison ni de son addiction à la drogue — et une retenue — il ne vilipende personne — comme rarement lues dans cet exercice dont on pressent, bien sûr, la forte charge affective et combien il peut être malaisé d’être celui qui s’écrit tout en écrivant sur les siens dont l’un — et non le moindre — est décédé.
Une autre qualité de Premières plumes est sa construction, faussement linéaire, qui par effets d’échos — tel le motif du landau dans le vestibule (pages 243 et 298) — autorise contraste et profondeur de vue peu communs pour combler les trous d’une histoire privée d’images tangibles.
❝J’ai le sentiment triste que ma réserve de souvenirs heureux est un tonneau qui sonne creux.❞
Aussi quand il recueille une jeune pie tombée du nid, Charlie ne sait-il pas encore qu’il reproduit là le geste de Heathcote avec Jackdaw, un choucas. Son histoire s’écrirait-elle en miroir de celle de son père biologique ? Les histoires de famille sont-elles condamnées à se répéter ? ❝Les fils sont là pour continuer les pères❞, écrivait Eugène Carrière. Si oui, quel père sera-t-il alors qu’avec Yana ils envisagent d’avoir un enfant ?
Benzene, avec ❝ses yeux brun rivière au soleil, le chatoiement pétrochimique de ses plumes, des bandes fluctuantes de vert, de doré, de violet et de bleu qui en font un oiseau différent selon les angles❞, est littéralement un don du ciel. Il y a de très, très beaux passages sur cet oiseau, victime d’une réputation peu flatteuse et de préjugés aussi tenaces qu’injustifiés. Benzene est certes bavarde, chapardeuse, envahissante, malpropre, tout en se révélant diablement intelligente et réconfortante.
❝Les mots me manquent pour dire tout ce que j’ai appris de cette pie. Elle m’a enseigné de nouvelles manières de voir, de nouvelles manières de m’occuper des autres – et les limites qu’il peut y avoir à le faire […] Prendre soin des autres peut aller trop loin, devenir une captivité.❞
Charlie et elle vont, d’une certaine manière, grandir ensemble et prendre leur envol de concert au moment où Charlie découvre enfin sereinement sa propre paternité. Premières plumes, Plumes de vol, Plumes de sang, Nid, Œuf, autant de chapitres, autant de phases, autant de mues, pour Benzene comme pour Charlie, vers une mouture plus affranchie et libre d’eux-mêmes, ce qui permet à Charlie d’enfin écrire que
❝Voler, c’est n’exister dans rien d’autre que l’instant ; être présent sans une pensée vers le passé, l’avenir à un battement d’ailes.❞
Récit d’apprentissage autant que de filiation et de transmission, rappel discret de l’attention que l’on se doit de porter aux autres comme à soi-même sans toutefois y sacrifier sa liberté... je suis épatée de la richesse des lectures qu’offre ce premier récit insolite auquel je ne m’attendais pas ; de la profondeur et de la pertinence de son propos ; de la justesse de son ton qui passe avec un naturel renversant de la gravité à l’autodérision à la drôlerie la plus touchante ; de la grâce de son écriture sincère et sans façon.
À titre tout à fait personnel, je ne saurais dire combien j’apprécie que Charlie Gilmour ne fasse pas tapage de la célébrité de ses pères, biologique comme adoptif, et que Premières plumes se dise ouvertement récit sans jamais chercher à jouer de l’ambiguïté malsaine que cultivent certains écrits autobiographiques quand ils rechignent à dire haut et clair ce qu’ils sont vraiment et se camouflent derrière le nom de roman avec le coupable dessein de ne pas y parvenir tout à fait.
J’en ressors bouleversée et, paradoxalement, rassérénée. Ce récit est un cadeau.
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꧁ Illustration ⩫ Georgia Cox, Magpies and Eucalyptus ꧂
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