Plossu / Picasso - Barcelona / Gósol / Horta de Sant Joan / Cadaqués
Malén Gual, Emmanuel Guigon & Bernard Plossu
Éditions Fundació Museu Picasso
Ouvrage trilingue espagnol, français, anglais
Traductions de Mireia Carulla, Antoine Leonetti & Graham Thomson
192 pages
Février 2024
35 €
❝La photographie est la peinture sans pinceaux.❞
Damien Berrard
❦
Présente-t-on encore Bernard Plossu ? Né en 1945 au Sud-Vietnam, le photographe français à la renommée internationale a reçu une moisson de prix telle que je ne m’aventurerai pas à en faire le relevé. Les reportages de voyage (l’Afrique à 13 ans aux côtés de son père Albert ; le Mexique et San Francisco dans les années 1960 ; l’Inde en 1970 ; l’Italie au début des années 2000, etc.) auxquels on le résume trop souvent et à tort constituent, il est vrai, la majeure partie de son œuvre magnifiée par la texture poudrée et les couleurs sourdes du tirage Fresson — procédé pigmentaire et technique du tirage papier positif quadrichromes au charbon, inventés par la famille Fresson au tournant du XXe siècle. Des tirages nettement flous, selon les termes de Plossu lui-même, et l’on ne saurait trouver mieux pour rendre compte de cette réalité ressentie comme sur le point de se dissoudre.
À la demande du musée Picasso de Barcelone, le photographe nomade et solitaire — ❝La solitude est l'alliée du photographe❞, observe Raymond Depardon — a mis ses pas dans ceux du peintre andalou venu s’installer en Catalogne dès ses 13 ans avec ses parents. Il séjournera en 1898 et 1909 à Horta de Sant Joan dans la province de Tarragone ; en 1906 dans la ville de Gósol à 1 400 mètres d’altitude sur les premiers contreforts des Pyrénées : en 1910 à Cadaqués sur la Costa Brava, et à Barcelone enfin en 1917. Autant de lieux emblématiques de l’œuvre picassienne sur lesquels à son tour, de 2019 à 2021, Bernard Plossu a mis le cap pour les imprimer sur la pellicule du Nikkormat dont il ne se sépare jamais. L’objet n’est pas dans la reconstitution exacte ou la photographie comme calque à plus de 100 ans de distance, même si Bernard Plossu s’étonne à demi du peu de changement visible dans l’arrière-pays catalan toujours ombré de forêts méditerranéennes, fendu de canyons escarpés et de raillères à la population clairsemée.
❝Gósol est resté une splendeur, un point de vue impressionnant.
[…] Aujourd’hui encore, Gósol reste un coin loin de tout, que sillonnent, sur les petites routes, des groupes de cyclistes du week-end.❞
Non, il s’agit plutôt de remonter à l’intention du peintre en saisissant l’esprit des lieux qui lui étaient chers. C’est un voyage dans l’œuvre de Picasso grâce à un jeu des correspondances et la poétique du regard de Bernard Plossu derrière son objectif. Ce que répugne à appeler âme son ami le poète Bernard Noël dans sa lettre du 10 septembre 2020 dont des extraits sont cités par Emmanuel Guigon, commissaire de l’exposition :
❝[…] Que vas-tu faire sur les traces de Picasso, saisir son empreinte visuelle ? Cela m’intrigue beaucoup car il me semble que tu fais surgir de la présence, laquelle n’est jamais représentée mais appelée. Rares sont ceux qui savent saisir l’appel de la chose et non la chose elle-même. Je n’aime pas le mot « âme », trop christianisé, mais c’est elle qui le désigne le plus justement. Bonne chasse à l’âme ! Je t’embrasse.❞
Ce n’est pas la première fois que le voyageur Plossu est invité à pénétrer le pays étrange d’artistes, lui dont les photographies ressemblent à des tableaux grâce à la magie Fresson. Je me souviens, entre autres, de son travail sur les traces de Monet à Giverny (Monet intime, Éd. Filigranes, 2012) ou de Courbet dans le Jura (Versant d'Est, Éd. du Sekoya, 2009). Le présent ouvrage dont l’insolite jaune agressif en couverture tranche avec la douceur des teintes intérieures est tout aussi réussi. La tenue en main du livre s’ouvrant en format paysage est un léger désagrément vite oublié tant ce format sublime les photographies comme les peintures.
Des tableaux, bien sûr, mais aussi des documents d’archives, des lettres, des cartes postales, des photographies d’époque, des cartons d’esquisses dont certaines datent de l’époque à laquelle Picasso suivait des cours de dessin d’après l’antique, servent de point d’appui au travail du photographe, venu avec humilité s’immerger dans le paysage picassien dont il rend la sensualité de la matière et les effets subtils de la lumière tout en en augmentant le mystère.
꧁ Cliquez sur chaque image pour l’agrandir ꧂
Peintre et photographe racontent la Barcelone de l’Art nouveau, celle de la première exposition individuelle de Picasso, Barcelone dont les peintures prennent le pouls depuis le toit de son domicile au 3 rue Reina Cristina ; les paysages catalans écrasés de lumière sèche ; la montagne quasi déserte entre la sierra del Cadí et le massif de Pedraforca où Picasso revient à une solitude fondamentale ; les grottes autour de Horta de Sant Joan ; le village de Gósol dans lequel, rentré de Paris, il peint quelque 200 toiles qui annoncent, avec la découpe des superficies en facettes, le glissement prochain vers le cubisme ; les criques à l’approche de Cadaqués et la petite maison face à la mer.
❝Tout ce que j’ai appris, je l’ai appris à Huerta.❞
Picasso
Autant de lieux de mémoire où l’on sent la présence de Picasso, Bernard Plossu ayant souhaité restituer autant que faire se peut, la vision qu’avait le peintre de son environnement. Leur petit format invite le visiteur à s’approcher au plus près, presque en communion. Les photographies laissent filtrer un sentiment de paix et deviner la complicité qu’auraient pu avoir les deux artistes s’ils avaient vécu à la même époque.
❝La photo, c’est du cubisme en mouvement.❞
Plossu
Bernard Plossu photographierait-il comme Picasso dessine et peint ?
Plossu / Picasso est un hommage splendide et immersif qui traverse l’histoire et la géographie, l’espace et le temps. Les photographies de Bernard Plossu ne sont pas un miroir passif, subordonné aux toiles de Picasso ; elles révèlent les œuvres du peintre autrement, leur répondent, les complètent, les renouvellent tout en ayant la sagesse de ne pas vouloir entrer en concurrence en cherchant à les imiter. Ni conflits ni frictions. La photographie, ici conçue comme intermédiaire entre la réalité et la peinture, est un excellent moyen de changer notre regard, de prolonger et enrichir la visite grâce également aux textes de Malén Gual (ancienne conservatrice du patrimoine et responsable de la collection du Musée Picasso de Barcelone), Emmanuel Guigon (conservateur en chef du patrimoine, directeur du Musée Picasso de Barcelone et commissaire de l’exposition) et Bernard Plossu. Placés en fin d’ouvrage, ils sont aisément repérables à leur impression sur un papier vivement coloré selon la langue (espagnol, anglais et français).
❦
꧁ Illustration ⩫ ©Bernard Plossu, Barcelone depuis le Tibidabo, 2021 ꧂
Écrire commentaire