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Kairos, Jenny Erpenbeck, Gallimard

 

 

 

Kairos

Jenny Erpenbeck

Éditions Gallimard, Coll. Du monde entier

432 pages

28/08/2025

24 €

Traduction de l’allemand, Rose Labourie

1re édition, Verlagsgruppe Random House GmbH, 2021

Ce moment miraculeux advient à l’occasion, au petit moment extraordinaire que les Grecs appelaient Kairos, c’est-à-dire le moment, Monsieur, où la chance décroche de sa ceinture la petite bourse spéciale, celle qu’on n’attendait plus et que d’ailleurs on n’attend jamais.

Pierre Michon, Les Onze

 

Kairos, le dieu de l’instant propice, a, dit-on, une mèche de cheveux sur le front qui est le seul moyen de le retenir. Mais une fois le dieu passé sur ses pieds ailés, il vous offre l’arrière de son crâne chauve, l’endroit est glabre et il n’y a rien à empoigner. L’instant où elle a rencontré Hans, alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans, était-il propice ?

 

Les Grecs avaient plusieurs mots pour dire le temps, distinguant notamment khronos, la durée, de kairos, l’instant aussi évanescent que fragile. Parce que kairos doit tout à une rencontre de hasard, celle d’un évènement et d’un moment fugaces, il ne peut se rattraper ; il est à jamais perdu pour celui ou celle qui n’a pas su s’en saisir. Pour Katharina et Hans, ce moment miraculeux a eu lieu le 11 juillet 1986, dans Berlin-Est, du côté d’Alexanderplatz. Elle est alors une étudiante de dix-neuf ans, elle vient de rencontrer Hans de trente-quatre ans son aîné, écrivain et vacataire régulier à la radio. Hans est marié à Ingrid qu’il a l’habitude de tromper, mais ne compte pas quitter ; ils ont un fils, Ludwig, quatorze ans. Un regard échangé a suffi ; Katharina et Hans sont descendus au même arrêt, ont trouvé refuge sous le même pont de la S-Bahn attendant que l’orage d’été cesse. Entre l’écrivain et l’étudiante, une attirance immédiate.

 

Ce fut tout. Les choses s’étaient faites comme elles devaient se faire. Ce 11 juillet 1986, se souvient comme une évidence Katharina alors qu’elle apprend la mort de Hans depuis Pittsburgh, Pennsylvanie, où elle vit dorénavant avec son mari. Quelques semaines plus tard, lui sont livrés deux cartons et Katharina découvre que son ancien amant a conservé des traces (correspondance, menus objets, etc.) du peu d’années qu’a duré leur liaison dans une RDA fondée à peine quarante ans plus tôt et qui pourtant vivait déjà ses derniers instants.

 

Publié en Allemagne en 2021 et lauréat de l’International Booker Prize en 2024, Kairos de Jenny Erpenbeck est, à bien des égards, un Wenderoman, un roman du tournant (mot que les Ossis ont toujours préféré à réunification), genre littéraire né à l’est du Mur dont il raconte la chute ainsi que les bouleversements induits par la réunification. De ce point de vue, le propos de Kairos est à la fois intime, politique et historique, la liaison entre Katharina et Hans connaissant semblables cahots, dérives et effritements que la RDA au moment où se fissure de Rideau de fer qui aboutira à la destruction du Mur, le 9 novembre 1989.

 

L’ouverture des deux cartons donne sa structure au roman : un prologue de trois quatre pages ; deux parties, chacune de deux cents pages et vingt-neuf chapitres, séparées par un intermezzo d’une unique page et, enfin, un épilogue de longueur égale au prologue. Tout est minutieusement pensé, équilibré dans ce livre qui commence alors que tout est un champ de ruines : la RDA, après des mois de sursis, est morte le 3 octobre 1990, et voilà qu’à son tour Hans vient de mourir.

 

Étrange, pense-t-elle, pendant toutes ces années, un petit bout de ma vie a continué à exister dans la tête de cet inconnu. Et maintenant, il me le rend.

 

Ouvrir les cartons c’est plonger dans le passé, autant le sien que celui d’un pays qui n’est plus, le seul que Katharina n’avait jamais connu et dans lequel elle était née alors que son amant, né sous Hitler, avait vécu dans l’Allemagne d’avant la division, adhéré aux Jeunesses Hitlériennes avant de choisir la RDA par conviction politique.

 

Katharina et Hans avaient leurs rituels, celui de revenir sur le lieu de leur rencontre à chaque anniversaire ; répéter comme un mantra le chiffre 100, somme de leurs années de naissance ; fréquenter toujours les mêmes restaurants, les mêmes cafés, y commander invariablement le même verre de sekt ; passer par les mêmes avenues dont l’emblématique Under der Linden, recouvrant de nouveaux pas leurs anciens pas. Le Chemin rebroussé, n’était-ce pas le titre du roman qu’écrivait Hans à l’époque ? Rebrousser le chemin jusqu’où, jusqu’à quand ? 

 

Rien ne sera plus jamais comme aujourd’hui, pense Hans. 

Désormais, il en ira toujours ainsi, pense Katharina.

 

Phrases courtes au présent, dialogues et pensées noyés dans le flux, ellipses et silences, les choix d’écriture de Jenny Erpenbeck concourent à rendre l’atmosphère irrespirable alors que nous nous immergeons dans la complexité de leur relation,

 

Et elle voit qu’il ne la connaît pas et qu’elle ne le connaît pas.

 

ses contradictions, 

 

Avons-nous jamais perçu quelque chose de la même façon ?

 

ses exigences toxiques,

 

Elle pense : s’il me laisse faire, il verra ce qu’est l’amour. 

Il pense :  elle ne comprendra que plus tard ce qu’elle vient d’accepter.

 

avant son inéluctable délitement. 

 

Le moment n’allait pas tarder à venir où, chez Katharina, la peine l’emporterait sur la joie, où ses parents, ses amis, toutes les personnes à qui elle demanderait conseil devineraient que lui, Hans, ne lui fait plus de bien.

 

Il est terriblement oppressant et dérangeant d’assister in medias res à la mue d’une ferveur amoureuse : de la fulgurance des premiers instants à la soumission puis à la souffrance et l’aliénation, pour Katharina ; de la perversion jalouse à la maltraitance quand, soupçonnant l’infidélité de Katharina, Hans recourt aux méthodes autoritaires de la Stasi. 

Est-ce encore de l’amour ? 

Qu’accepte-t-on de l’autre ? 

Le connaît-on jamais vraiment ?

 

Maudite sois-tu pour avoir jeté notre miracle dans la boue.

 

Kairos est indéniablement un roman sur les multiples épaisseurs du temps qui se recouvrent l’une l’autre Plutôt que de penser à l’avenir, dit-elle, souviens-toi, mais il est aussi un roman de l’amour, de la mort omniprésente les morts qui gisent sous terre ne dorment pas, ils attendent et de la disparition — celle d’un amour, celle d’un pays.

 

Avec l’ouverture du Mur, l’existence de Katharina s’est retrouvée propulsée dans ce monde, comme emportée par un tourbillon irrésistible — les premiers jours, elle croyait entendre le temps s’écouler, au sens propre. Le présent s’en est-il allé à jamais ? Et que reste-t-il ?

 

Que reste-t-il ? J’ai peine à croire que, dans cinq ans à peine, davantage de temps sera passé depuis la disparition de la RDA que le temps qu’a duré cet État qui s’est volatilisé en quelques semaines. Jenny Erpenbeck y est née en 1967 et montre ici qu’on ne peut résumer la RDA à une dictature qui surveillait les siens, recourait à la torture contre les opposants politiques et tournait le dos à la société de consommation qu’elle méprisait. La RDA était aussi le pays du plein emploi, du droit au logement, d’une vie artistique riche, de l’antifascisme, du collectif, un pays dont les ambitions avaient su séduire des écrivains de l’Ouest tel Berthold Brecht venu s’y installer.

 

L’écriture de Jenny Erpenbeck, dont la traduction de Rose Labourie a su rendre toute l’intensité émotionnelle, dessine un jeu complexe, quasi obsessionnel, de résonances entre l’intime et l’historique — la fin déjà contenue dans le début, avec le Requiem de Mozart accompagnant prophétiquement leur première étreinte.

Un amour né d’un moment propice peut-il résister à la durée ?

C’est vertigineusement brutal, dévastateur, dérangeant — et très réussi.

Ce roman est dans la deuxième sélection du prix Médicis - Romans étrangers 2025.


꧁ Illustration ⩫ Francesco Salviati, Kairos, c. 1544 ꧂


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